L’immense attente
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………est fortement sollicitée par les médias et elle en impose par sa facilité d'élocution. » Sur les plateaux de télévision, le calme et l'aisance de Gino Russo font également mouche. Le cliché classique de l'ouvrier en prend un coup.
Bref, à travers eux, le peuple tient sa revanche. « Il prouve sa légitimité », commente Marion. Mieux : en s'identifiant à un procureur de province, Michel Bourlet, sorte de « chêne séculaire des Ardennes », personnage bourru au négligé décontracté et aux déclarations à l'emporte-pièce ah, le fameux « si on me laisse faire » ! -, les gens se prennent à jouer les incorruptibles. Résultat, le lundi 14 octobre, quand la Cour de cassation rend son arrêt, c'est une bonne partie de la Belgique qui se sent dessaisie. Connerotte devient la métaphore du désarroi que les gens éprouvent face à une justice perçue comme hautaine et méprisante », ajoute Laurence Mundschau, assistante de recherche à l'ORM. Le sacro-saint compromis à la belge, qui maintient l'enquête à Neufchâteau, ne suffit pas à convaincre.
A Bruxelles et en Wallonie, les « compagnons » de Gino, les ouvriers rejoints par les employés des services publics, sont les premiers à débrayer (lire également en page 22). En Flandre, ce sont les étudiants de l'âge d'An et d'Eefje qui chahutent les palais de justice. Partout, on distribue des spaghettis. Accolés à la tragédie des enfants disparus, ils incarnent le surréalisme à la belge.
Fait inusité, pour exprimer une réaction de détresse, les contestataires ont recours aux armes classiques du conflit social. Devant le siège d'une banque, un gréviste explique : « Ce n'est pas seulement la justice qui est en cause, mais la société de l'argent. Un monde où on marchande des enfants et où les profits de ce trafic circulent de banque en banque sans le moindre contrôle. »
Pour Jacques Yerna, ancien syndicaliste de la FGTB, c'est clair : l'indignation s'est exprimée parce qu'elle s'inscrit dans un contexte particulier, dominé par le spectre de Maastricht et la mondialisation de l'économie. Depuis bientôt un quart de siècle, les perspectives socio-économiques s'assombrissent. « Au gré des budgets d'austérité, les Belges se sont rendu compte de l'importance de l'endettement de l'Etat qui pèse plus lourdement sur les travailleurs et les plus démunis que sur les riches, explique cette figure du mouvement populaire wallon. Cette prise de conscience de l'injustice d'un système coïncide avec un climat d'affaires (Inusop, Agusta, etc). Le politique et la justice vacillent sur leurs fondations. Or les travailleurs sont naturellement les premiers défenseurs de la démocratie. Une fois de plus, une grande lutte aura été portée par la société civile et le monde associatif, en dehors des institutions. Comme l'écologie, le mouvement féministe... »
Crise de régime?
Au mépris des règles de droit ? Les pompiers qui aspergent d'eau la façade du Palais de justice n'en disent-ils pas long sur la suspicion qui menace les institutions ? Tout comme l'atmosphère de lynchage qui pousse désormais certains avocats à dissimuler leur toge au sortir des audiences. « Au contraire, je perçois une formidable frustration, à la mesure de la confiance engagée dans nos institutions, affirme Jean Ladrière, professeur émérite de philosophie à l'UCL. L'affaire Dutroux a agi comme un électrochoc. Il y a toujours eu des disparitions de gosses, mais, soudain, tous les Belges ont senti leurs enfants en danger.
Dès le départ, Connerotte et Bourlet ont cristallisé la confiance que les gens placent en la justice pour enrayer l'insécurité. » Et puis, il a suffi qu'un avocat mette en doute l'impartialité du juge, pour que la machine s'emballe. « Soucieuse de garantir un procès équitable et par peur des dérives, la Cour de cassation a appliqué scrupuleusement la loi, observe le philosophe. Mais les gens n'ont pas compris que des règles formalistes puissent prendre le pas sur le fond de l'affaire. Et qu'un juge qui a fait preuve d'attachement à des valeurs soit dessaisi. La crise est en effet davantage morale, affirme Ladrière. Face à une argumentation esthético-aristocratique qui voudrait justifier les relations sexuelles avec les enfants, comme l'écrivain français Gabriel Matzneff le fait publiquement, il y a une réaction élémentaire de la population. » Pour ne pas transgresser un tabou, en quelque sorte, sans lequel il n'y aurait plus de civilisation.
Montagne de fleurs à la gare du Midi où ont été affichés les noms des enfants disparus, cierges sur les marches du Palais de justice. « En définitive, c'est avec la mort du roi Baudouin que la mobilisation actuelle a le plus de points communs, analyse Paul Wynants, professeur d'histoire politique aux facultés universitaires Notre-Dame de la Paix à Namur (FUNDP). La Question royale, la guerre scolaire ou les grèves de 1960 ont, à chaque fois, réactivé les clivages communautaires, philosophiques, religieux ou socio-économiques. Ce qui n'est pas le cas ici. »
Dans les années 80, les manifestations antimissiles ont surtout rallié les jeunes et les Flamands. Les grèves des enseignants n'ont pas dépassé le cadre de la communauté éducative.
En revanche, en 1993, l'émotion qui a touché davantage l'ensemble des milieux sociaux a eu une ampleur fort comparable aux événements actuels, poursuit l'historien.
Elle s'exprime alors par un deuil collectif, lié à la disparition du père. Parallèlement, les Belges pleurent aujourd'hui leurs enfants. » A la reine blanche » a aussi succédé la « marche blanche ». « Couleur de l'espoir et de la paix, le blanc ne peut être récupéré par aucun parti politique », note Wynants.
En outre, dans les deux cas, le professeur des facultés namuroises relève un sentiment confus de menace
C'est désormais la crainte que l'enfant devienne une marchandise, poursuit-il. A la mort de Baudouin, beaucoup ont redouté l'éclatement du pays. Indirectement, l'adulation du roi - tout comme l'engouement actuel pour les parents - va parfois de pair avec le procès fait aux politiciens. »
Entre-temps, toutefois, l'expression populaire s'est amplifiée. « Sans doute en raison de la suffisance du monde judiciaire qui, bien plus que le politique, paraît imperméable aux attentes des gens, soutient Wynants.
Retards, efficacité relative, insatisfaction de beaucoup de justiciables...
Depuis longtemps, il y a un écart énorme entre la valeur "justice", telle que se la représentent les gens, et la machine qui est censée l'incarner. »
Le 14 octobre dernier, ce malaise a culminé en un profond ressentiment. Deux poids, deux mesures : on dessaisit le juge Connerotte, alors qu'on recherche toujours les responsables de dysfonctionnements patents et bien plus graves, pensent les gens.
Depuis les tueries du Brabant wallon, ils ont l'impression de vivre dans un pays déliquescent, incapable d'assurer des fonctions élémentaires comme la sécurité, poursuit l'historien. Certains ont acquis la conviction qu'il n'y a de correction majeure qu'après une crise. Pour la sécurité dans les stades de football, n'a-t-il pas fallu le drame du Heysel ?
Pour le financement public des partis, n'a t-on pas attendu les affaires Inusop et Agusta ? Cela a incité les gens à frapper fort et à répondre massivement à l'appel des parents qu'ils ont institués en nouveaux porte-parole. » Les représentants traditionnels du corps social ont en effet perdu de leur légitimité. Le politique est englué dans les difficultés budgétaires.
Quant aux partenaires sociaux, ils sont pris à contre-pied par des questions qu'ils maîtrisent mal. Les autorités morales, enfin, sont tout aussi absentes. En perte de vitesse, l'Église répugne à aborder un sujet tabou pour lequel plusieurs ecclésiastiques ont été mis en cause.
Après le choc
Le creux de la vague me semble toutefois derrière nous », avance Wynants. Références morales pour beaucoup, les parents des victimes ont calmé le jeu. Ils ont accepté le dessaisissement et ont lancé maints appels à la sérénité. « En fin de compte, les institutions ont plus ou moins bien encaissé le choc, pense l'historien. Dès le début, Stefaan De Clerck a trouvé les mots justes. Les interventions du roi et du Premier ministre ont été plus tardives, mais appréciées. »
Certes, un tel mouvement s'accompagne, chez certains, de jugements sommaires. Il charrie aussi des mythes, comme celui du complot général. « Mais le bilan est globalement positif, poursuit le professeur. Les gens ont exprimé leur volonté d'être acteurs. La "marche blanche" n'a pas été récupérée par les partis extrémistes. » Un nouveau dialogue entre le politique et les citoyens s'est ébauché, mettant à l'avant-plan des valeurs éthiques plutôt que des intérêts catégoriels. De nouveaux liens sociaux se sont tissés, notamment entre les Belges et les étrangers.
« Si la population comprend qu'elle doit réinvestir l'État, plutôt que de le laisser aller à vau-l'eau,
le thème de la nouvelle citoyenneté peut devenir réalité », conclut Wynants.
Alors, Julie, Mélissa, An et Eefje ne seront peut-être pas mortes pour rien.