L'immense attente ( Suite aux pages 14 et 15)
L’immense attente
Pages 14 et 15 :
Bref, à travers eux, le peuple tient sa revanche. « Il prouve sa légitimité », commente Marion. Mieux : en s'identifiant à un procureur de province, Michel Bourlet, sorte de « chêne séculaire des Ardennes », personnage bourru au négligé décontracté et aux déclarations à l'emporte-pièce ah, le fameux « si on me laisse faire » ! -, les gens se prennent à jouer les incorruptibles. Résultat, le lundi 14 octobre, quand
A Bruxelles et en Wallonie, les « compagnons » de Gino, les ouvriers rejoints par les employés des services publics, sont les premiers à débrayer (lire également en page 22). En Flandre, ce sont les étudiants de l'âge d'An et d'Eefje qui chahutent les palais de justice. Partout, on distribue des spaghettis. Accolés à la tragédie des enfants disparus, ils incarnent le surréalisme à la belge.
Fait inusité, pour exprimer une réaction de détresse, les contestataires ont recours aux armes classiques du conflit social. Devant le siège d'une banque, un gréviste explique : « Ce n'est pas seulement la justice qui est en cause, mais la société de l'argent. Un monde où on marchande des enfants et où les profits de ce trafic circulent de banque en banque sans le moindre contrôle. »
Pour Jacques Yerna, ancien syndicaliste de
Dès le départ, Connerotte et Bourlet ont cristallisé la confiance que les gens placent en la justice pour enrayer l'insécurité. » Et puis, il a suffi qu'un avocat mette en doute l'impartialité du juge, pour que la machine s'emballe. « Soucieuse de garantir un procès équitable et par peur des dérives,
Montagne de fleurs à la gare du Midi où ont été affichés les noms des enfants disparus, cierges sur les marches du Palais de justice. « En définitive, c'est avec la mort du roi Baudouin que la mobilisation actuelle a le plus de points communs, analyse Paul Wynants, professeur d'histoire politique aux facultés universitaires Notre-Dame de
Dans les années 80, les manifestations antimissiles ont surtout rallié les jeunes et les Flamands. Les grèves des enseignants n'ont pas dépassé le cadre de la communauté éducative.
En revanche, en
Elle s'exprime alors par un deuil collectif, lié à la disparition du père. Parallèlement, les Belges pleurent aujourd'hui leurs enfants. » A la reine blanche » a aussi succédé la « marche blanche ». « Couleur de l'espoir et de la paix, le blanc ne peut être récupéré par aucun parti politique », note Wynants.
En outre, dans les deux cas, le professeur des facultés namuroises relève un sentiment confus de menace
C'est désormais la crainte que l'enfant devienne une marchandise, poursuit-il. A la mort de Baudouin, beaucoup ont redouté l'éclatement du pays. Indirectement, l'adulation du roi - tout comme l'engouement actuel pour les parents - va parfois de pair avec le procès fait aux politiciens. »
Entre-temps, toutefois, l'expression populaire s'est amplifiée. « Sans doute en raison de la suffisance du monde judiciaire qui, bien plus que le politique, paraît imperméable aux attentes des gens, soutient Wynants.
Retards, efficacité relative, insatisfaction de beaucoup de justiciables...
Depuis longtemps, il y a un écart énorme entre la valeur "justice", telle que se la représentent les gens, et la machine qui est censée l'incarner. »
Le 14 octobre dernier, ce malaise a culminé en un profond ressentiment. Deux poids, deux mesures : on dessaisit le juge Connerotte, alors qu'on recherche toujours les responsables de dysfonctionnements patents et bien plus graves, pensent les gens.
Depuis les tueries du Brabant wallon, ils ont l'impression de vivre dans un pays déliquescent, incapable d'assurer des fonctions élémentaires comme la sécurité, poursuit l'historien. Certains ont acquis la conviction qu'il n'y a de correction majeure qu'après une crise. Pour la sécurité dans les stades de football, n'a-t-il pas fallu le drame du Heysel ?
Pour le financement public des partis, n'a t-on pas attendu les affaires Inusop et Agusta ? Cela a incité les gens à frapper fort et à répondre massivement à l'appel des parents qu'ils ont institués en nouveaux porte-parole. » Les représentants traditionnels du corps social ont en effet perdu de leur légitimité. Le politique est englué dans les difficultés budgétaires.
Quant aux partenaires sociaux, ils sont pris à contre-pied par des questions qu'ils maîtrisent mal. Les autorités morales, enfin, sont tout aussi absentes. En perte de vitesse, l'Église répugne à aborder un sujet tabou pour lequel plusieurs ecclésiastiques ont été mis en cause.
Certes, un tel mouvement s'accompagne, chez certains, de jugements sommaires. Il charrie aussi des mythes, comme celui du complot général. « Mais le bilan est globalement positif, poursuit le professeur. Les gens ont exprimé leur volonté d'être acteurs. La "marche blanche" n'a pas été récupérée par les partis extrémistes. » Un nouveau dialogue entre le politique et les citoyens s'est ébauché, mettant à l'avant-plan des valeurs éthiques plutôt que des intérêts catégoriels. De nouveaux liens sociaux se sont tissés, notamment entre les Belges et les étrangers.
« Si la population comprend qu'elle doit réinvestir l'État, plutôt que de le laisser aller à vau-l'eau,
le thème de la nouvelle citoyenneté peut devenir réalité », conclut Wynants.
Alors, Julie, Mélissa, An et Eefje ne seront peut-être pas mortes pour rien.
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