jeudi 23 avril 2009

Miroir , mon beau miroir ( « Le Vif l’express » 25 octobre 1996 pg 22 et 23)


Miroir , mon beau miroir

« Le Vif l’express » du vendredi 25 octobre 1996 pages 22 et 23

SOCIAL Jamais le drame du chômage n'a mobilisé 300 000 personnes. La mémoire des petites victimes de pédophiles, oui. Parce que les travailleurs sont aussi des parents... et qu'un profond malaise social traverse la société belge

>Michel Gassée

Les radios installées le long des chaînes de montage de Volkswagen, à Forest, crachotent la nouvelle du dessaisissement du juge Connerotte. L'information se répand comme une traînée de poudre. L'agitation gronde. Des ouvriers sortent de l'usine. Les chaînes s'arrêtent. Une fin d'après-midi décidément très spéciale pour un lundi... Le lendemain, les ouvriers de Volkswagen, vêtus de salopettes bleues et blanches, désertent l'entreprise pour gagner le Palais de justice. Un peu partout dans le pays, des travailleurs débrayent spontanément. Comme chez VW. Des postiers, des métallos, des employés, des pompiers, pour ne citer qu'eux. L'extrême sensibilité sociale d'un monde du travail laminé par la crise s'exprime dans la spontanéité. Enfin ? Certains le pensent. Il a fallu pour cela que se développe et se médiatise un tragique phénomène de société - qu'on n'ose qualifier ici de « fait divers ».

Qu'un tel drame humain serve de catalyseur à un important mouvement social peut sembler étrange. En fin de compte, l'histoire judiciaire de notre pays recèle quantité d'histoires atroces, et aucune n'a provoqué un mouvement d'une telle ampleur. Ici, des milliers de travailleurs se sont mobilisés à la suite d'un arrêt de la Cour de cassation. Des centaines de milliers de personnes ont envahi le centre de Bruxelles avec des panaches blancs. Or jamais une manifestation n'a réuni autant de monde pour dénoncer l'intolérable chômage de masse qui inflige un mal-être et des souffrances quotidiennes à plus d'un million de Belges. Paradoxe ?

En apparence seulement, estime François Martou, président du Mouvement ouvrier chrétien (MOC). Si le drame du chômage n'a pas provoqué de réactions aussi spectaculaires, c'est parce que beaucoup de manifestations se sont produites dans les entreprises elles-mêmes. Depuis des années.

Et puis, la persistance de la crise économique a rendu « naturelle » l'existence de ce chômage. Pas la mort atroce de ces enfants. Là, on touche au tabou, au sacré. »

Sans oublier que, cette fois, « les parents ont lutté pour se faire entendre. Ils sont devenus des porte-parole pour des gens convaincus qu'on ne les écoute pas. Leur tragédie est devenue celle de toute une société, d'autant que leur propre statut social permet à beaucoup de gens de s'identifier à eux ».

Le règne de l'argent fou

Il n'y a pas que cela. Le contexte socio-économique global de la Belgique explique également l'explosion de mécontentement enregistrée depuis plusieurs semaines. Interrogé par La Libre Belgique, Louis Smal, secrétaire principal liégeois de la Centrale chrétienne des métallurgistes, rappelait ainsi que « le monde du travail est muselé. Alors, dans l'entreprise, on parle des problèmes de société : l'école, les affaires, le fonctionnement de la justice et des forces de police ». Sans doute faut-il également suivre l'analyse d'Elio Di

Rupo, vice-Premier ministre socialiste du gouvernement Dehaene, pour qui Dutroux est le visage de l'ultralibéralisme, de la société capitaliste, de l'argent fou qui permet de tout acheter, en ce compris des êtres humains ».

Concrètement, cela signifie que l'insécurité de l'emploi et la précarité du statut social déstructurent la société. Que le travailleur devient trop souvent un coût, et non une valeur ajoutée. Que les emplois se dénichent sur un marché » du travail. Que les écarts de revenus éloignent sans cesse les plus pauvres des plus riches. « Bref, que la lutte des classes a repris, juge un observateur.

Mais, curieusement, elle a été relancée par les capitalistes eux-mêmes.

Dans l'opacité... Qui sait réellement ce que recouvrent les normes de Maastricht, la mondialisation de l'économie ou la globalisation des marchés ?

Le fonctionnement de la justice reflète d'ailleurs la modification des équilibres entre le patronat et les syndicats sur le terrain et ce, depuis le milieu des années 80. Avant, les conflits collectifs du travail généraient des concertations ou des conciliations.

A partir de 1985, certains patrons ont commencé à porter ces conflits - des grèves, en fait devant les tribunaux, civils en particulier.

Résultat ? Des grèves brisées par la justice... Le mécanisme est simple : quand des syndicalistes installent un piquet de grève devant leur entreprise et empêchent l'activité de se poursuivre, le patron mécontent introduit une requête unilatérale devant le tribunal pour demander la protection du droit au travail des ouvriers ou employés non grévistes.

Le plus souvent, l'ordonnance du tribunal réaffirme le droit au travail de ces derniers et impose une astreinte

(Parfois jusqu'à 100 000 francs par jour et par gréviste !)aux membres du piquet de grève. Gendarmerie et huissiers à l'appui. Dans ces conditions, beaucoup de travailleurs perdent confiance dans les tribunaux. Et crient à l'injustice. Au manque de justice sociale. A la « justice de classe ».

A en croire François Martou, les mouvements sociaux peuvent apprendre beaucoup des événements actuels.

Et notamment ceci L'action syndicale vue par le travailleur n'est pas limitée à ses intérêts catégoriels. Il est également un consommateur, sans doute un père de famille, peut-être le mari d'une femme passionnée par le mouvement féministe ou active dans un comité de quartier. Le syndicat se doit d'être une organisation de travailleurs dans tous les domaines de leur vie. » Sans être oppressante...

Reste un ultime paradoxe : le mouvement populaire actuel défend une certaine éthique, fondée notamment sur la vérité, sur la transparence de l'État, sur l'écoute des gens. Contre la corruption, aussi. Mais, l'an dernier, la fraude fiscale a dû représenter 400 ou 500 milliards de francs. Or elle est l'oeuvre de pratiquement toute la population. Miroir, mon beau miroir...

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Les politiques ont peur

« Le Vif l’express » du vendredi 25 octobre 1996 pages 23

Y aller, oui ou non ? Dans les jours qui ont précédé la « marche blanche », cette question pourtant toute simple - a dû tracasser pas mal d'hommes et de femmes politiques. Un piège.

Etre taxé de « récupérateur ». Ou se voir reprocher une peu glorieuse indifférence.

Angoissés, beaucoup n'y ont pas été. Collégialement, les membres du gouvernement Dehaene ont préféré s'abstenir. Dans les partis politiques, on a « conseillé d'être discret. Ce qui n'a pas empêché certaines personnalités en vue de défiler. Mais noyées dans une foule très compacte dimanche, les médias audiovisuels n'ont eu d'intérêt que pour cette jeune femme « ordinaire », tout de blanc vêtue, ce bambin assoupi dans un landau ou son papa, heureux d'être là.

Divisé depuis les violences du dernier pèlerinage de l'Yser, même le Vlaams Blok a renoncé à utiliser l'événement. Nul doute que les « blokkers » auraient subi le même sort que les quelques militants du Parti du travail de Belgique (PTB), pris à partie par la foule pour tenter de distribuer ces pamphlets.

Sur les plateaux de télévision, face aux familles des victimes, le monde politique ne peut cacher un profond malaise.

«Personne n'ose entamer un débat critique avec les parents, analyse Guy Haarscher, professeur de philosophie à l'ULB. Les politiques sentent qu'ils sont en train de se faire fouetter - même si c'est injuste - et ils n'arrivent pas à trouver le ton juste pour répondre. C'est pénible pour eux. »

Mais ils seront toujours en difficulté face à un leader charismatique comme Gino Russo, qui a le respect de la population et acquiert une dimension morale.»

Pour redresser la tête, la classe politique devra répondre aux énormes attentes de ces nouveaux justiciers, porte-parole du peuple.

Derrière Jean-Luc Dehaene, elle promet d'agir. Mais pourra-t-elle ne pas décevoir ?

Ph. E.

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