jeudi 23 avril 2009

Et le lendemain («Le Vif l’express» 25 octobre 1996 pg 18)


Et le lendemain

> Guy Haarscher

Professeur de philosophie à l'Université libre de Bruxelles

« Le Vif l’express » du vendredi 25 octobre 1996 pages 18

Si l'on arrive à introduire dans le monde un peu des exigences exprimé dimanche, ce serait une rupture considérable avec l'acceptation résignée des pratiques qui ont eu cours jusqu'ici.

C'était une belle démonstration de calme et de dignité. On aurait pu craindre le pire : l'exacerbation de l'excitation populaire, ou la récupération par les extrêmes. II n'en a rien été, grâce aux participants et d'abord aux familles des enfants disparues. Dimanche, trois barrières sont tombées. La barrière linguistique : tous les manifestants,flamands et francophones, se sont trouvés confondus dans une cause unique ; la barrière ethnique : la stature prise par la soeur de Loubna Benaïssa l'a rendue capable de ramener le calme grâce à une parole qui vaut toutes les leçons d'intégration et de lutte contre le racisme ; la barrière entre le peuple et l'État : ce n'est pas une masse effrayante et irrationnelle qui a déferlé dans les rues de Bruxelles, mais un ensemble de citoyens qui ont rappelé calmement (et d'autant plus fermement) à l'État ses missions premières. C'était une belle image de la Belgique, corrigeant aux yeux des observateurs étrangers la conception tronquée d'un pays sans loi, livré aux mafias,prêt à l'insurrection.

Certes, une telle manifestation de moralité populaire est par nature éphémère.

On peut craindre une récupération lente, l'absorption douce des revendications par le système politique, le découragement et la lassitude.

On peut imaginer un scénario encore plus noir l'explosion de la fureur populaire dans le cas où aucun résultat n'apparaîtrait, les parents ne conservant dès lors pas longtemps l'énorme capital de crédibilité dont ils usent si sagement et si démocratiquement.

Alors, des leaders infiniment moins respectables s'empareraient du mouvement et le feraient dégénérer. Le pire côtoie ici le meilleur, et l'on entend aussi des cris de haine, aujourd'hui temporairement assourdis. Certains voudront que des têtes tombent, d'autres continueront à injurier les avocats des inculpés, ou demanderont le retour à l'ordre moral, trou noir capable d'absorber la libération sexuelle, d'anéantir l'idéal d'un libre accord des désirs entre adultes, c'est-à-dire faut-il le rappeler en ces temps d'amalgame et de « politiquement correct » ? - rigoureusement le contraire des horreurs de l'exploitation sexuelle. Enfin, une troisième piste est imaginable : une pression citoyenne continue produirait de réels résultats, la Belgique devenant le laboratoire modèle des démocraties en voie de renouveau.

Ce pays n'est bien entendu ni une terre mafieuse ni un paradis terrestre composé de citoyens vertueux. La force de leaders charismatiques tels que les parents propulsés soudainement à la tête d'un mouvement qu'ils ont voulu moral, c'est leur « amateurisme » : ils sont étrangers au monde des professionnels de la politique ; ils ne proposent pas de solutions simplistes et donc séduisantes, mais posent, à partir de leur terrible expérience, des questions insistantes qui interpellent tout citoyen.

Les événements de ces derniers mois sont en vérité susceptibles d'engendrer deux illusions symétriques. On pourrait d'abord considérer le drame des enfants victimes de la pédophilie isolément : il faudrait trouver les coupables, sanctionner les manquements flagrants de l'enquête, réformer la procédure des libérations conditionnelles, donner aux proches des victimes le droit à l'expression, à l'information et à l'écoute. L'entreprise serait déjà titanesque, mais il est peu probable que son éventuel succès puisse à lui seul rétablir la crédibilité de l'État.

L'attitude inverse consisterait à prendre en considération de façon précipitée et naïve le reste de ce qui se dit » dans les gestes quotidiens de solidarité et de colère. On injecterait dans un tel melting-pot l'appartenance des parents Russo et Lejeune à la classe ouvrière (comme si le statut social de l'enfant victime faisait une quelconque différence), l'argent roi des circuits pédophiliques, la crise sociale. Le mouvement se verrait alors rapidement récupéré par des idéologies non démocratiques, et l'État assimilé à la pourriture. Ce populisme fourre-tout ébranlerait les institutions au profit d'un néo-fascisme ou d'un gauchisme n'ayant décidément pas encore guéri de ce que Lénine appelait jadis la « maladie infantile du communisme ».

Le politique ne pourra que décevoir les attentes populaires exprimées avec tant d'insistance ce dimanche. La vie quotidienne est prosaïque, et la culture belge du compromis prépare mal les dirigeants à affronter des demandes de type moral.

Mais la balle est également dans le camp des citoyens ordinaires : si leur maturité exemplaire pouvait résister au désenchantement inévitable et à la décourageante complexité des solutions possibles, nécessairement insatisfaisantes au regard des demandes morales les plus élevées, si l'on arrivait à introduire dans la prose du monde un peu des exigences exprimées dimanche, alors la marche blanche aurait rétrospectivement signifié une rupture symbolique considérable avec l'acceptation résignée des pratiques qui ont eu cours jusqu'ici.

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