jeudi 23 avril 2009

Nabela la sage («Le Vif l’express» 25 octobre 1996 pg 20 et 21)


Nabela la sage

« Le Vif l’express » du vendredi 25 octobre 1996 pages 20 et 21

Inconnue jusqu'en septembre, Nabela Benaïssa a pris sa place au premier rang des parents d'enfants disparus. Au nom de Loubna, sa petite soeur disparue

> Marie-Cécile Royen

Sous son foulard blanc, elle a le visage sévère. Mais, au naturel, Nabela Benaïssa, 18 ans, est une jolie fille, vive, chaleureuse, très sûre d'elle-même. Une petite Bruxelloise comme il en existe des milliers. Une petite Bruxelloise qui stupéfie le pays par son calme, son intelligence politique et sa détermination. Lorsque, après l'annonce du dessaisissement du juge Jean-Marc Connerotte, la foule s'est emportée, sur les marches du palais de justice de Bruxelles, c'est elle qui, munie d'un mégaphone, a calmé l'émeute naissante. Sans qu'on puisse deviner à quelpoint, au fond d'elle-même, elle était bouleversée. Lorsqu'enfin est venu le dimanche de la « marche blanche », la façade trop lisse s'est craquelée, dévoilant une tendresse inconsolable. « C'est l'histoire d'un petit oiseau... » Jusqu'aux funérailles de Julie et de Mélissa, les Benaïssa se sont battus seuls, ou à peu près. Pendant des mois, Lahssen, le père, a arpenté la capitale dans tous les sens pour apposer aux vitrines des commerçants la photo de sa dernière fille, Loubna, 9 ans et demi, disparue inexplicablement le 5 août 1992.

Spontanément, celle-ci s'était proposée pour aller chercher les deux pots de yaourt qu'elle et sa soeur, Nabela, avaient oublié d'acheter à la supérette voisine. Loubna, en principe, n'en avait que pour quelques

minutes. « Partis à sa rencontre, raconte Nabela, nous ne l'avons pas trouvée. Nous sommes revenus à la maison réveiller notre père, qui travaillait la nuit au nettoyage des trains. Il a refait le chemin parcouru et tous les environs en interrogeant les voisins. Sans succès. » Lahssen, 40 ans, et Habiba, 37 ans, sont arrivés très jeunes de Tanger, au nord du Maroc, pour travailler en Belgique. Lui, dans le bâtiment. Elle, à la maison, élevant une famille qui ne cesse de s'agrandir : 3 filles et 5 garçons en quatorze ans. Ni l'un ni l'autre n'a le temps d'améliorer ses connaissances en français. Lorsque Loubna disparaît, ils se retrouvent démunis, sans appuis ni repères. Assis à côté de son aînée, dans le salon familial, Lahssen lui rappelle, en arabe :

« Au commissariat, on a dû faire la file comme si on avait perdu un portefeuille. »

Moins d'un mois et demi après la disparition de la petite fille, l'enquête est virtuellement clôturée. Mais y a-t-il eu vraiment enquête ? Aucun juge d'instruction n'a été nommé, des investigations sont restées en l'air, des témoins n'ont pas été entendus, des analyses élémentaires négligées... La litanie habituelle des parents d'enfants disparus. « Après s'être assurés que Loubna ne se trouvait pas dans un hôpital de la ville, raconte Nabela, les policiers d'Ixelles ont encore laissé s'écouler quarante-huit heures, parce que c'était comme cela à l'époque.

Puis, il y a eu le week-end : tout s'est arrêté. Encore quarante-huit heures de perdues. Lundi, nous nous sommes adressés à la gendarmerie, qui n'était au courant de rien, et qui a entamé des fouilles dans le quartier. De mercredi à lundi, vous voyez la distance qu'on peut parcourir en toute impunité !

Bien qu'isolé, Lahssen ne baisse pas les bras. Il colle des affiches, fait le siège des journaux, de la télévision, de Perdu de vue à TF 1. Pour un maigre résultat : venu exprès à Paris, au siège de la première chaîne, il s'entend dire qu'il faut ressortir et retéléphoner de l'extérieur avant d'être reçu. En 1996, le sort de la petite Loubna n'intéresse toujours pas TF 1.

Pendant quatre ans, la famille vit son drame silencieusement. Finies les vacances au Maroc et les joyeuses retrouvailles avec la famille, ponctuées de fêtes incessantes. Ils n'y retournent que cet été, uniquement pour voir les grands-parents. La blessure ne s'est jamais refermée sur l'absente. « Si elle revenait demain, elle retrouverait exactement sa place », dit Nabela, les yeux brillants.

Avec les autres parents, le courant passe immédiatement. « C'est en regardant à la télévision les funérailles de Julie et de Métissa que nous avons senti que notre place était aux côtés des autres parents d'enfants disparus », se souvient-elle. Et de fait : ils y seront pour les enterrements de An et d'Eefje, à Hasselt. La mère et la fille, voilées de blanc immaculé, font sensation. Comme un symbole de cette Belgique unie, multiculturelle, transcendant tous les clivages, qui émerge de ces semaines fatales. Le pays apprend à connaître une jeune fille à l'élocution précise, presque précieuse, qui garde la tête froide après la décision de la Cour de cassation. Une institution que son prof d'histoire, Louise Destrain, lui demande de présenter au cours, une fois revenue dans sa classe de rhéto à l'Institut Madeleine Jacquemotte, à Ixelles. A la grande surprise d'un nouvel élève, qui n'avait pas fait le rapprochement entre la Nabela Benaïssa de la télévision et sa camarade de classe. Car, avant de franchir la porte de l'école, la jeune fille ôte son foulard : l'école, qui appartient au réseau de la Communauté française, en interdit le port. Sans être le leader de sa classe (au contraire de sa jeune soeur, déléguée des élèves), Nabela a une forte personnalité. Cela n'a pas échappé à sa prof d'histoire, qui l'a prise sous son aile et lui permet e concilier ses prestations publiques et ses obligations scolaires. Intelligente et posée, l'aînée de la famille Benaïssa manifeste ouverture d'esprit et sensibilité. Le rêve, pour un prof d'histoire qui enseigne ces valeurs dans une école multiculturelle où se côtoient 38 nationalités différentes.

Sans le savoir, Nabela est devenue une réclame vivante pour le système éducatif belge. « Dans ce pays où tout paraît menacé, relève le constitutionnaliste Marc Uyttendaele (ULB), qui l'a croisée sur un plateau de télévision, elle nous offre une extraordinaire démonstration de synthèse humaniste. » Nabela redonne également courage et fierté aux musulmans. Son foulard, elle le porte par conviction, sans être sous la coupe des Frères musulmans.

Grâce à quoi, elle peut s'aventurer la tête haute dans l'espace public, assurée de l'appui de son père. Un père, jeune encore, qui pousse sa fille à se développer humainement et intellectuellement. En souvenir de Loubna : car, aujourd'hui, c'est elle qui se bat à sa place. Pour élucider, peut-être, le mystère de la disparition de sa petite soeur.

Mais, surtout, pour empêcher que de tels drames se reproduisent. Il n'a pas fallu attendre les événements de cet été pour que Nabela se passionne pour la chose publique. En début d'année, elle a obtenu le maximum pour sa première interro. Thème : la Révolution belge de 1830.

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