POURQUOI IL NE FALLAIT PAS DESSAISIR LE JUGE CONNEROTTE
Télé Moustique du jeudi 17 octobre 1996 pages 36 et 37
La requête en suspicion légitime intentée par les avocats de Dutroux et de Nihoul contre le juge Connerotte a suscité de la part de nombre d'avocats, de magistrats émérites ou de professeurs de droit des prises de position en faveur du magistrat de Neufchâteau. Avec d'excellents artifices juridiques à la clé. Pour rien.
Jamais sans doute le monde des juristes n'aura connu une telle surenchère de créativité en matière de droit pénal, répondant en cela aux appels quasi unanimes du monde politique.
Même notre très prudent et très rusé Premier ministre, Jean-Luc Dehaene, a adressé des messages codés aux magistrats de la Cour de Cassation afin de trouver une astuce juridique permettant de maintenir les dossiers d'instruction brûlants dans les mains du juge Jean Marc Connerotte. C'est dire que personne n'ignorait que l'opinion publique était agitée comme un océan à l'approche de l'ouragan.
Parmi tant d'idées et d'innovations qui ont été suggérées pour que le droit soit avec Connerotte, la plus judicieuse était sans conteste celle formulée par le bâtonnier des avocats de Bruxelles, Me Xavier Magnée. Dans un entretien accordé à Télé Moustique, l'avocat bruxellois a affirmé sans détour: "Écarter le juge de Neufchâteau, c'est déclarer Dutroux coupable! Aucun juge n'a le droit, aujourd'hui, d'affirmer que les victimes sont des victimes de Dutroux. Où alors, on brise la présomption d'innocence de l'inculpé.
Et ce serait une faute très grave pour un magistrat", martèle le ténor du barreau bruxellois. Et d'expliciter sa pensée: "II s'est agit d'un geste de compassion et de sympathie au sens étymologique
C’est-à-dire de "souffrance avec". II s'agit d'un acte déclaratif sans plus qui ne crée en tout cas rien, qui se borne à constater. Il n'y a rien de constitutif dans l'intention. Ce dîner n'a rien officialisé de nouveau!"
Le monde à l'envers
« Victimes de qui ? » Là réside, pour le bâtonnier, la pierre angulaire de tout le problème, "avec, à la clé, ce qui a sans doute été négligé jusqu'ici. Car si personne ne peut contester que victimes il y a , jusqu'à ce qu'un jugement affirme le contraire et jusqu'à la minute où cette décision sera prononcée, Marc Dutroux comme Michel Nihoul bénéficient de la présomption d'innocence totale. C'est notre loi, c'est notre droit et ne pas les respecter, ce serait le monde à l'envers", souligne Me Xavier Magnée.
Les victimes, victimes, dès lors, ... du hasard? "Pas du tout", rétorque-t-il. "Des enfants ont disparu. Certains ont été retrouvés, pas tous. Et surtout, des corps de fillettes ont été déterrés. C'est une évidence macabre, une réalité épouvantablement vraie. Reconnaître cela, ce n'est pas dire que Dutroux en est le responsable. Une instruction est en cours pour aboutir à un procès qui nous dira bientôt si Dutroux est coupable de ces crimes odieux. Le commun des mortels peut livrer son opinion, mais pas le juge.
Or, j'affirme que le juge Connerotte n'a rien fait d'autre que de reconnaître aux victimes leur qualité de victimes. II n'a pas dit de qui. Ou alors, qu'on produise une de ses déclaration sur papier ou sur bande!"
Et d'ajouter: "Je dirais même que la qualité de victime n'est pas niée par Dutroux. II y a d'ailleurs des disparitions que I'ASBL "Marc et Corinne" ne lui impute pas."
Pourtant, Dutroux est en aveux pour certains faits. Par ailleurs, c'est son avocat et ceux de Michel Nihoul qui demandent le dessaisissement du juge Connerotte. Contradiction?
La réponse de l'avocat bruxellois fuse: "La requête de Dutroux est paradoxale, puisqu'il viole lui-même sa présomption d’innocence, non seulement en passant des aveux mais, en outre, en prétendant que Connerotte lui impute la mort de Julie, Mélissa, An et Eefje, ce que, je le répète, le juge n'a as fait. Mais, paradoxe ou non aveux ou non, cela ne change rien au fond du débat: Dutroux, comme Nihoul, sont présumés innocents aux yeux de la justice. J'insiste aussi sur le fait que des aveux ne veulent rien dire. Ce n'est pas seulement une question de principe: les annales judiciaires connaissent des gens qui s'accusent eux-mêmes de crimes qu'ils n'ont pas commis. Soit par le fait d'une maladie mentale, soit comme un geste de suicide, soit encore pour couvrir des méfaits plus graves qui pourraient leur être reprochés."
Jeu dangereux
Question de principe peut être, mais ne joue-t-on pas sur les mots? A voir: "Ce n'est pas moi qui ai provoqué le débat et ce débat est précisément de principe. Parce que personne, mais absolument personne ne doute de l'honnêteté du juge Connerotte. Relisez le réquisitoire du procureur général de la Cour de Cassation. Vous verrez avec quels regrets Mme Liekendael a requis le dessaisissement du juge de Neufchâteau.
Maintenant, je dis que si on joue sur les principes, alors il fallait les jouer jusqu'au bout et laisser M. Connerotte en place. Le geste incriminé au juge est totalement objectif et ne justifie aucune suspicion.
Tout le monde ne partage pas cet avis. Pour certains, ne pas dessaisir Connerotte eût créé un précédent. Certains s'imaginant déjà n'importe quel juge dans n'importe quel dossier s'en allant dîner n' importe quand avec n'importe qui. Ce n'est pas ce qu'affirme Xavier Magnée qui précise: "Je n'ai jamais dit ça! Je dis que la notion de victime est une notion objective et qu'elle n'a aucune incidence sur la culpabilité éventuelle d'un inculpé. Autre chose serait de voir un juge siéger dans un dîner organisé par des partisans de l'euthanasie, par des sympathisants d'une Fraclion terroriste, de militants pour la dépénalisation des drogues, de la polygamie, du régicide... II s'agit là de causes plus discutables et en tout cas discutées.
Confiant, trop confiant ? Xavier Magnée estime que la Cour de Cassation se devait de se prononcer en faveur du maintien de Connerotte: "Je dirais plutôt que l'on pouvait souhaiter une nouvelle jurisprudence. A savoir que lorsque la justice s'est penchée sur le malheur des victimes, cela n'a engendré aucune critique moralement admissible de la part des suspects d'actes dont tout le monde, même les suspects, doit admettre le caractère criminel. Irait-on jusqu'à prétendre que l'aide de camp du Roi - le seul à être saisi un jour d'un recours en grâce et qui devrait, dans cette thèse, également se garder de poser tout geste dit partial – ne pouvait pas assister aux funérailles des enfants? C'est autre chose qu'un souper spaghetti.
Qui plus est, le souverain lui même a reçu au palais royal les familles des victimes... Alors, qui doit arrêter la notion de partialité, sinon la Cour de Cassation?" le vieux routier des prétoires livre donc ici une argumentation qui paraît aussi imparable que ses 40 ans de pratique professionnelle. Mais Me Xavier Magnée ne fut pas le seul à mouiller sa chemise juge de juriste en faveur du "petit "juge…..
La nécessaire recherche de la vérité
Me Victor Hissel, l'avocat des parents de Julie et Mélissa, souligna pour sa part que "le souper spaghetti auquel a assisté le juge Connerotte à l'invitation de l'ASBL "Marc et Corinne" ne trahit aucune partialité pour la bonne raison que cette association ne pourra se constituer partie civile contre Marc Dutroux et ses complices". Le plaideur liégeois insistera sur le fait que "récemment, dans un autre dossier pénal, la chambre des mises en accusation de liège a explicitement débouté l'ASBL "Marc et Corinne", considérant que l'association n'était pas personnellement lésée ou blessée".
Francis Delperée, le constitutionnaliste renommé, affirma il y a quelques jours: "L 'État de droit est, me semble-t-il, un État raisonnable. Et, dans le contexte actuel, le on sens conduit peut-être à laisser les choses en l'état. Évitons de faire du juridisme en négligeant les valeurs qui sont en cause. Ces valeurs sont, à mon sens, le respect de la vie, la dignité des droits de l'enfant la recherche de la vérité et aussi une certaine efficacité de la justice." Et le professeur de l'Université catholique de Louvain-la-Neuve de conclure: "La justice a des exigences qui sont celles de l'équilibre, entre les droits du prévenu et les droits des victimes. Sans oublier les droits de la société.
Serait-il raisonnable de jeter aujourd'hui le glaive de la justice dans cette balance pour la faire pencher dans un sens qui, aux yeux des victimes, crierait vengeance au ciel? Si le juge Connerotte a commis une erreur, pas une faute, ne commettons pas une autre erreur."
Jean-Pierre De Staercke
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Pour une Législation d’exception ?
Télé Moustique du jeudi 17 octobre 1996 page 37
A crime d'exception, législation d'exception? Maître Victor Hissel, avocat des parents de Julie et Mélissa, ne l'exclut pas. Mais on pourrait aussi commencer par appliquer certaines législations européennes existantes pour faire entendre la voix des victimes.
- Dans les années 70, des pays démocratiques comme l'Italie, l'Allemagne et l'Angleterre se sont dotés de législations d'exception pour combattre le terrorisme. Selon vous, faudrait-il, comme dans le cas du dossier Dutroux-Nihoul, répondre à des crimes d'exception par des mesures d'exception?
Victor Hissel - Ces législations existent déjà dans notre droit. J'en parlerai en temps voulu. De toute façon, il ne Faut pas perdre de vue que Dutroux est dangereux pour la société parce qu'on l'a laissé Faire. Ce sont ceux qui ont décidé de le laisser Faire qui sont dangereux.
- Les parents de Julie et Mélissa souhaitent la création d'une commission d'enquête parlementaire spécifique à l'affaire Dutroux-Nihoul. D'autres proposent d'aborder au sein d'une seule commission les dossiers Dutroux-Nihoul et Cools. Quelle serait l'option la plus efficace?
V.H. - Les parents de Julie et Mélissa ont demandé la constitution d'une commission d'enquête spécifique. J'appuie cette demande, puisque c'est la leur. Sur la forme que la commission doit prendre, c'est aux parlementaires à s'entendre. Je préfère donc attendre et donner après mon sentiment sur ce qui aura été décidé.
- Pensez-vous, comme certains l'affirment, qu'il existe au sein des structures de l'État une sorte de lobby pro pédophile qui tente d'influencer le cours des choses en faisant pression sur certains leviers?
V.H. - II serait temps que les "intellectuels" de bonne foi commencent à prendre la parole pour expliquer que le problème dans l'affaire Dutroux ne relève pas seulement de la pédophilie. Dutroux est-il vraiment et seulement un pédophile? Et Nihoul ? Pour moi, ce sont des esclavagistes, des marchands de toute sorte de choses: d'enfants, de femmes, de voitures... Bref, de tout ce qui rapporte de I'argent. Ce ne sont pas des pédophiles traditionnels ou occasionnels. Ce qui m'effraie, c'est que tout le monde n`en a pas encore pris réellement conscience. La protection existe Pour les uns et pour les autres. On voit ce qu'il en est avec les réactions que nous enregistrons maintenant. Les langues se délient partout. Parce qu'il y a un mouvement qui s'inverse dans le bon sens.
- Pour vous, il existe donc bel et bien des protections au sein de certaines structures de l'État?
V.H. - Oui. Est-ce normal que ce soit les victimes qui luttent avec la dernière énergie contre le parquet de Cassation pour que l'enquête puisse continuer, un parquet de Cassation qui, en quelque sorte, vole au secours des accusés et fait le travail à leur place? C'est quand même assez singulier ! D'habitude, le parquet se fait sanctionner pour non-respect des droits de la défense. Ici, c'est tout le contraire: au nom d'un certain nombre de principes qui existent, il protège les accusés.
A propos du dessaisissement du juge Connerotte, le débat devait-il se confiner strictement dans le domaine du droit?
V.H. - Moi, en tout cas, je tiens à rester exclusivement dans le droit. C est mon rôle. Mais les droits des victimes sont tellement inexistants que nous sommes obligés de faire preuve de créativité et de détermination pour qu'on soit entendus.
- Le droit se révèle pourtant terriblement lacunaire et inhumain dans ce dossier...
V.H. - La convention européenne des droits de l'homme existe: il suffit de l'appliquer en faveur des victimes. Il suffirait de le vouloir, en somme...
Sergio Carrozzo