La juge Doutrewe par le comité « P » : « Amateurisme » !
Télé Moustique du jeudi 24 octobre 1996 pages 30-31 et 32
Très rapidement après l'enlèvement des petites Julie et Mélissa, leurs parents dénonçaient l'inhumanité, l'inconsistance et l'amateurisme évident de Martine Doutrewe, la juge d'instruction chargée de l'enquête. Quinze mois plus tard, le Comité de contrôle des polices leur donne raison.
Mais Julie,Mélissa, An et Eefje ne sont plus là. !!
Début juillet 1995, très peu de temps après l'enlèvement de Julie etMélissa, les enquêteurs de la gendarmerie de Charleroi qui avaient déjà travaillé sur Dutroux en 1993 se rendent compte qu'il s'agit là d'un suspect possible. Ils se mettent à chercher dans cette direction avec l'appui d'autres brigades.
Mais pendant plus d'un mois, les gendarmes n'en disent rien à la magistrature. Pourquoi?
Il faudra bien l'expliquer devant la Commission d'enquête parlementaire qui tentera de taire la lumière sur l'enquête.
Que font les gendarmes, en catimini, sur la piste Dutroux pendant cette période? Nous avons déjà évoqué le fax du 7 juillet 1995 partant de la BSR de Charleroi vers la BSR de Grâce-Hollogne (TM 3688). Il s'agit des résultats de l'opération Décime auxquels on ajoute des infos sur le passé de violeur de Dutroux. Mais il y a plus. Voici le relevé des actes alors posés par la gendarmerie:
Face à Stefaan De Clerck, le président du « Comité P » Freddy Troch. : « Les directives données aux fonctionnaires de police n'étaient pas claires. »
• 17 juillet 1995: Grâce Hollogne demande au BCR des renseignements complémentaires sur Dutroux;
• 27 juillet 1995: le BCR transmet la photo et la documentation sur Dutroux à Grâce-Hollogne;
• 28 juillet 1995: Grâce-Hollogne demande à Charleroi "un contrôle discret des véhicules de Dutroux et Martin". "Tous les renseignements utiles sur ceux ci et leurs liaisons, en fonction d'une filière éventuelle de trafic d'enfants vers l'étranger". "De la renseigner comment la brigade de Charleroi avait pu déterminer l'emploi qui pourrait être fait des caves dont mentions dans les renseignements précédents et rechercher et de faire parvenir tous les P. -V. relatifs à Dutroux concernant des faits de viol et/ou agissements suspects".
• 4 août 1995: Grâce-Hollogne est averti par Charleroi que l'informateur d'octobre 1993 du maréchal de logis P. confirme ses dires sur Dutroux et ajoute que "Dutroux offrait 150.000 francs pour l'enlèvement d'une jeune fille".
• 4 août 1995: Thuin faxe à Hollogne des informations relatives aux deux maisons possédées par Michelle Martin à Lobbes (Sars) et à la présence fréquente en ces lieux de Dutroux.
• 7 août 1995: Grâce-Hollogne envoie une synthèse des renseignements au BCR et demande de "monter' un dossier complet sur Dutroux.
• 9 août 1995: Réunion de coordination du BCR à Charleroi: y participent des gendarmes des BSR de Thuin, Seraing Namur et bien sûr de Charleroi.
Cette réunion conduit à désigner Dutroux comme suspect potentiel dans le cadre d'enlèvement d'enfants.
Selon un procès-verbal 10101471196 du 23 août 1996 transmis par la gendarmerie de Grâce-Hollogne au
Procureur général de Liège et dont il est fait mention dans le rapport confidentiel du Comité P, il est probable que c'est à cette date ou dans les jours qui ont suivi que la juge d'instruction liégeoise Martine Doutrewe est informée des démarches des gendarmes. On lit en effet dans ce P.-V. : qu' "A une date ignorée mais que nous situons après le 9 août 1995 (...), nous avons fait part verbalement à Mme le Juge d'instruction Doutrewe qu'une enquête était menée par nos collègues de Charleroi.
Nous lui avons cite le nom de Dutroux. Nous lui avons précisé que ce suspect était particulièrement intéressant car il était connu pour avoir enlevé, séquestré et violé des enfants.
Nous lui avons dit que nous maintenions un contact avec nos collègues de Charleroi afin de vérifier s'il n'existait pas de lien entre ce suspect et la disparition de Julie et Mélissa".
Cette version "gendarmerie" est évidemment celle qui, sert le mieux ses intérêts puisqu'elle signifie que rapport a bien été fait à la juge d'instruction liégeoise dès que la réunion de coordination du 9 août organisée par (e BCR a désigné Dutroux comme un suspect crédible. Mais la juge Doutrewe conteste. Interrogée à huis clos par le Comité P, le 26 août dernier, elle déclarait: "C'est fin août 1995, au cours d'une de ces réunions, que l'adjudant Lesage de la BSR de Seraing, dans la série d'informations portées à notre connaissance nous a informée de ce qu'il y avait un suspect en matière de moeurs, un dénommé Dutroux de Charleroi, qui selon une information faisait des travaux dans ses caves pour abriter des jeunes filles. (...) Monsieur Lesage n'était pas particulièrement insistant sur cette information".
Informé du témoignage de Mme Doutrewe, l'adjudant Lesage dément a son tour lors de son interrogatoire par le Comité P, le 4 septembre 1996: "Dès la rentrée des vacances de Mme la Juge d'instruction nous lui avons fait part verbalement que nos collègues de Charleroi nous avaient transmis des renseignements très intéressants sur un certain Dutroux Marc, lequel était connu pour avoir enlevé, séquestré et violé des enfants.
Nous lui avons précisé que nos collègues de Charleroi poursuivaient l'enquête sur ce suspect en matière de moeurs ".
Ce qui nous ramène au début du mois d'août au retour du mois de vacances passées en Italie par Mme Doutrewe en plein début d'instruction du dossier "Julie et Mélissa". En effet, un autre document parvenu au Comité P atteste que le 17 août 1995, l'adjudant Lesage eut une communication avec le BCR de la gendarmerie. Son contenu résumé dans une note interne de la gendarmerie est on ne peut plus clair: "Hier, a eu lieu une réunion mettant en présence Mme Doutrewe, Lesage et Gilot (...) Doutrewe n'est pas chaude à l'idée que l'enquête sur Dutroux soit diligentée depuis Liège ".
Bref, la juge d'instruction préfère se débarrasser du travail concernant Dutroux en laissant faire le Parquet de Charleroi. Il est vrai qu'elle a d'autres chats à fouetter: le 17 août, elle entame une nouvelle semaine de vacances à l'étranger. Cette fois, elle part visiter les châteaux de la Loire...
La décision de laisser faire Charleroi, c'est-à-dire de ne pas mettre l'enquête Dutroux dans le dossier d'instruction "Julie et Mélissa", aura notamment une conséquence pratique très grave en ce qui concerne certaines perquisitions organisées chez Dutroux. Elles conduiront le Parquet de Charleroi et les gendarmes à finalement demander mandat dans le cadre du dossier "vols" préexistant sur Dutroux chez le juge Lorent.
On eut donc prendre ici à revers l'argument utilisé dans un "Rapport du procureur du Roi de Liège du 3 septembre 1996 au sujet de l'instruction du dossier Julie et Mélissa", visant pourtant à défendre la juge Doutrewe et accuser la gendarmerie.
En effet, ce document pose notamment cette question à propos des perquisitions infructueuses des 13 et 19 décembre 1995: "Pourquoi la gendarmerie a-t-elle d'autorité pris la décision de perquisition dans l'arrondissement de Charleroi sous le motif de vols (NDLR: faux cela a été fait, on l'a dit avec l'accord du juge Lorent et avec l'appui d'un substitut du Parquet de Charleroi). Une perquisition ordonnée par ce magistrat
(NDLR: Martine Doutrewe dans le cadre de ce dossier d'enlèvement (NDLR: le dossier Julie et Mélissa) n'aurait-elle pas été organisée d'une manière plus approfondie qu'une perquisition organisée dans un dossier vols à Charleroi ?"
Réponse claire d'un membre de la gendarmerie interrogé à huis clos, le 4 octobre dernier par le Comité P:
« (...) Je tiens à signaler le cadre légal dans lequel nous devions travailler suite aux mandats délivrés par M. le Juge Lorent, il ne nous était pas possible de faire usage de moyens spéciaux (chien pisteur, caméra IR), cette approche n'a donc pas été abordée (... J ».
Nous reviendrons dans un prochain article sur ces perquisitions infructueuses, sur lesquelles il y a encore beaucoup de choses à dire.
De même d'ailleurs qu'à propos des embrouillaminis et des silences étonnants qui ont émaillé la gestion du dossier Dutroux au Parquet de Charleroi. Mais pour l'heure, nous nous contenterons d'évoquer le véritable réquisitoire du Comité P a propos de la manière dont l'enquête "Julie et Mélissa" fut gérée par Mme Doutrewe.
Rien qu'à ce niveau-là il y a déjà tellement de choses qui sont désormais dénoncées officiellement !
En guise d'introduction, l'organisme de contrôle des services de police souligne quelques principes de base qu'il n'est pas inutile de rappeler: "La recherche sur la disparition de Julie et Mélissa est, sauf les premiers jours, une enquête judiciaire dirigée par Martine Doutrewe (....) En principe, c'est le juge d'instruction lui-même qui doit réaliser tous les actes de l'instruction, mais en pratique beaucoup de tâches d'instruction sont déléguées aux fonctionnaires de police qui bénéficient de la confiance du juge d'instruction. Ainsi les fonctionnaires de police doivent recevoir des directives, exécuter des ordres et, en réalité, faire ce que le juge d'instruction demande
- Sur base des dossiers présentés et des résultats de sa propre enquête, le Comité P arrive aux conclusions suivantes:
« Le fait que deux services de police, la police judiciaire (...) et la gendarmerie ont mené ensemble l'instruction dans ce dossier n'était pas un facteur positif. Il y avait méfiance mutuelle entre les enquêteurs des deux services et entre un service de police (NDLR: la gendarmerie) et la magistrature. »
« Par conséquent: "Le fait qu'un commissaire de la police judiciaire a été mis à la tête de cellule d'enquête, qui pour 80 % était composée de gendarmes. En outre le chef de l'enquête (NDLR: le commissaire de PJ Lamoque s'est borné à lire les P.-V de l'autre service de police. »
( ...) Les directives données aux Fonctionnaires de police dans cette enquête n'étaient pas claires (...). En ce qui concerne ce qui devait figurer ou non dans les procès-verbaux du dossier pas moins de 12 critères différents ont été utilisés."
"En outre, il apparaît que l'appréciation de l'information était laissée complètement aux fonctionnaires de police au point que leur appréciation a été acceptée à tous moments sans critique."
"(...) Les fonctionnaires de police qui ont participé à cette enquête n'étaient pas en mesure de présenter des agendas ou des fiches de travail qui pourraient montrer de façon certaine ce qu'ils ont fait exactement et quand ils l'ont fait. Une des illustrations les plus frappantes de cela est la réunion au cours de laquelle on a parlé pour la première fois de Dutroux. Cinq participants à cette réunion la situent dans un délai de six semaines!"
"Dans cette enquête des montagnes de travail ont été réalisées; des centaines de données ont été vérifiées, des dizaines de personnes ont été interpellées et des centaines de documents rédigés. Malgré cela, il n'y a eu que 15 réunions de travail avec le juge d'instruction pour une période de plus d'un an." A ce propos, le Comité P fait remarquer que la façon dont une enquête est menée peut influencer dans une très grande mesure l'aboutissement des recherches. Déjà dans le rapport de la commission d'enquête sur le banditisme, on pouvait lire que "la guerre des polices" était surmontée quand les magistrats exerçaient un contrôle très strict sur l'enquête.
"(...) Le juge d'instruction avait décidé que les suspects d'un autre arrondissement devaient être traités par le service de police de cet arrondissement. La piste Dutroux n'a jamais été traitée de façon formelle à Liège."
(...) On ne peut nier que la piste Dutroux pour la gendarmerie était une des informations les plus importantes dont elle disposait. Il est frappant de constater que l'activité développée en cette matière à Charleroi (..) était en contraste flagrant avec la façon dont la piste Dutroux était traitée à Liège."
"(...) La façon dont la gendarmerie a apporté au juge d'instruction les informations en rapport avec Dutroux ne témoigne pas d'un très grand engagement et de transparence. ... Ce qui n'empêche pas que le magistrat
de l'instruction n'a demandé aucune mission ou précision supplémentaire ou n'a pas pris l'initiative de demander des explications au parquet de Charleroi "
"(...) Cette enquête a démontré qu'il existe au moins une responsabilité partagée avec d'une part une action trop autonome d'un service de police NDLR: la gendarmerie et d'autre part, une implication trop distante d'une autorité de police."
On signalera ici que le rapport du Comité P n'est parfois pas tendre non plus pour le parquet de Charleroi et la gendarmerie. Nous en reparlerons dans un autre contexte.
Enfin, dans ses conclusions finales, le document résume ce qu'il faut appeler le "cas Doutrewe" en estimant qu'il y a eu de "grands problèmes en ce qui concerne la direction de l'enquête. Ajoutant même que
« C’est avec une certaine surprise que le Comité P a constaté l'amateurisme et la façon non structurée avec laquelle on a parfois travaillé dans cette enquête. ( ... ) L'organisation de la recherche sur le terrain a laissé souvent à désirer et pouvait être fortement améliorée. (...)
Des équipes mixtes ont besoin d'une direction forte. (...) Les services de police ne doivent pas jouer à l'autorité et les autorités ne doivent pas jouer à l'agent de police ».
Surtout quand c'est la vie de petites filles qui est en jeu…..
Michel Bouffioux et Ronald Van den Bogaert