Herman DE CR00 :
II est grand temps d'ouvrir les yeux sur cette Belgique
des trafics et des compromissions
«Ma confiance en la justice ne sera restaurée que le jour où l'on aura résolu l'affaire des tueurs du Brabant »
« Si de hauts fonctionnaires savaient qu'ils risquent une condamnation pour faux témoignage, la vérité verrait le jour plus rapidement »
Ciné Télé Revue du jeudi 24 octobre 1996 pages 32 et 33
Si quelques (trop rares) hommes et femmes politiques ont parlé juste et vrai depuis deux mois, Herman De Croo est certainement de ceux-là.
L'homme qui donne au mot « libéralisme » tout son poids et toute sa noblesse ne mâche pas ses mots et n'a pas de ces fausses pudeurs qui ne sont, le plus souvent, que le masque hypocrite derrière lequel se dissimulent la complaisance et la lâcheté.
Herman De Croo n'est pas le premier venu en politique. Avocat international et professeur de droit, plusieurs fois ministre, aujourd’hui parlementaire et président du VLD, celui qui fut l'un des proches amis de Jean Gol ne cache ni ses amitiés ni ses inimitiés.
Bourru, gentil, mais ne reculant jamais devant une bonne empoignade politique, à mille lieues du discours
« Politicien » traditionnel, il dit ce qu'il pense et pense ce qu'il dit. Et n'hésite jamais à porter le fer là où ça fait mal. Dans la plaie...
On vous a beaucoup entendu vous exprimer ces dernières semaines, et on a l'impression qu'une colère, une véritable rage contenue, vous habite...
Pas vous ? La Belgique vit, depuis des années, dans une situation absolument exceptionnelle. On assassine un ministre d'Etat.
Pourquoi ? Personne ne le sait. On massacre des gens dans les supermarchés ; nous avons là vingt-neuf morts sans mobile apparent. Et, dix ans plus tard, pas d'aveux, pas une confession, pas d'indices, rien. Il y a eu aussi Agusta et le reste. Et maintenant, nous découvrons la pédophilie organisée dans une affaire d'une gravité extraordinaire.
Nous sommes donc en présence, depuis dix ans au moins, d'une accumulation de cas terriblement inquiétants. Et en plus, on vient nous expliquer que tout cela a été possible parce que la corruption régnerait à tous les niveaux de l'appareil d'État et qu'on ferait chanter de hauts fonctionnaires, des magistrats et des politiques grâce à des affaires de ballets roses.
Est-ce exact ? Je l'ignore, mais la justice doit découvrir la vérité. Personnellement, je suis terriblement motivé par la recherche de cette vérité depuis les tueries du Brabant.
Ma confiance ne sera restaurée que lorsqu'on aura résolu cette affaire. Je veux savoir.
Donc, si je vous pose la question traditionnelle « Avez-vous confiance en la justice de votre pays ? », vous me répondez...
... Pas à cent pour cent.
- C'est grave, pour un élu du peuple.
Oui, mais ce n'est pas moi qui ai créé cette situation. Je connais, cela étant dit, les causes de certaines des «erreurs » commises ces dernières années. Un seul exemple, et quelques chiffres. En Belgique, tous services confondus, nous avons un policier pour 240 habitants, à peu près quarante mille pour dix millions. C'est l'une des densités les plus élevées qui existe. Et pourtant, savez-vous combien il y a de gendarmes en fonction chaque nuit ? Moins de 500 ! La nuit, il y a plus de gardiens privés en service que de gendarmes... Pourquoi ? Parce que le système est mal organisé. Toute une série de tâches pourraient être accomplies par des auxiliaires, des gens qui n'ont pas la capacité d'intervenir sur le terrain, mais qui pourraient être très utiles ailleurs. Or, on les confie à des hommes et des femmes expérimentés qui seraient plus à leur place et plus utiles dans les rues.
Dites-moi : quelle est la responsabilité minimale et essentielle de l'État ? Assurer la sécurité des personnes et des biens, évidemment. Et quelle est la réalité ? A Bruxelles, capitale de l'Europe, même le quartier qui entoure le Palais de Justice et la police judiciaire est dangereux à partir de18 heures. Quel symbole terrible et tragique, ne trouvez-vous pas ? C'est le monde à l'envers : si vous ne mettez pas 20 FB dans le parcmètre, on vous infligera une amende de 750 FB. Et n'essayez surtout pas de ne pas la payer, ça se terminerait par une saisie. Mais surtout, n'allez jamais vous plaindre si on vous vole votre autoradio au même emplacement où on vous a obligé à payer. Pour mettre des amendes,on a assez de personnel, mais pas pour protéger vos biens. Ça suffit ! Je veux, j'exige des assurances. On me parle tout le temps de budget et « d'horizon 99 », eh bien, moi, je veux qu'on me dise maintenant que, en 1999, tous les quartiers de toutes les villes de ce pays seront accessibles à tous à n'importe quelle heure du jour ou de la nuit, sans risque. »
- Vous parlez d'effectifs et de missions, donc de moyens. Savez-vous que, dans les bureaux de la gendarmerie et de la police, quand vous voyez un ordinateur personnel, c'est le plus souvent un agent ou un officier qui l'a acheté en économisant sur sa solde ? Idem pour certaines pièces de mobilier...
- Je l'ignorais. Mais ça ne m'étonne pas, parce que je sais que la grande majorité de ces hommes et de ces femmes sont formidablement dévoués. Cela étant, plus que d'un manque de moyens, c'est d'un manque de coordination que nous souffrons. Nous avons deux langues principales, neuf polices, vingt-sept arrondissements judiciaires et autant de petits barons jaloux de leurs prérogatives. Et pendant ce temps-là, sans même parler du crime « local », nous sommes une plate-forme internationale pour tous les trafics. Et pour cause : on passe de Hollande en France en traversant notre pays en un peu plus d'une heure. Au manque de coordination s'ajoute cette sorte de béatitude belgicaine de petit pays heureux : « tout ça » ne peut pas nous arriver. Le crime organisé ? Allez voir ailleurs. La mafia ? Ça n'existe pas chez nous. Il se• rait temps d'ouvrir les yeux. Parfois, bien sûr on prend de grandes décisions. Comme on l'a fait après avoir constaté les dysfonctionnements du système lors des tueries du Brabant. Mais ça n'a pas servi à grand-chose, puisque ce sont les mêmes dysfonctionnements que l'on remarque aujourd'hui dans l'affaire Dutroux.
- S'agit-il seulement de « dysfonctionnements » ? Un certain nombre de personnes ont été mises en cause et attaquées.
- Oui, et c'est sidérant. Je dévore les journaux et les magazines, je regarde les télévisions et j'écoute les radios. Bref, je vois, j'entends et je lis des choses incroyables, absolument invraisemblables sur ce que tout un tas de personnes ont fait ou n'ont pas fait. Et que voit-on ? Aucune réaction ! Je vous assure que moi, si on écrivait sur mes actions la moitié ou même le quart de ce que vous, les journalistes, vous écrivez sur certains
pour le moment, je déposerais plainte immédiatement. L'honneur, c'est important, me semble-t-il. Mais voilà : ces gens-là sont attaqués et ne réagissent pas... Que dois-je conclure ?
- Oui, qu'en concluez-vous ?
- Je peux vous dire qu'en tout cas, le public, lui, en conclut que ces attaques sont fondées.
- Quittons le domaine des personnes pour revenir au système. Certains ont clairement dit que l'on mettait en route plus de moyens pour retrouver la voiture volée d'un ministre que des enfants d'ouvriers disparus.
- C'est l'évidence même. On met dix fois ou cent fois plus de moyens pour la voiture d'un ministre que pour les enfants d'un ouvrier. Ça vous étonne vraiment ? C'est pourtant comme ça que ça se passe. Et c'est scandaleux. En réalité, on cherche toujours à plaire en haut lieu et à commettre des actes judicieux pour sa carrière. Laissez-moi vous raconter une anecdote personnelle. Il y a quelques années, alors que j'étais ministre, un soir, on a tiré sur ma voiture. Enfin, moi, je n'ai rien vu, je ne me suis rendu compte de rien. Mais, quand je suis arrivé à la maison, mon chauffeur m'a montré un impact de balle sur la carrosserie. Sous la pression de mon entourage, j'ai prévenu le procureur, mais sans faire d'histoires, parce que ça pouvait être n'importe quoi, mais certainement pas une véritable attaque. Enfin, comme il y avait danger, y compris pour d'autres, j'ai prévenu la justice. Pour le principe. Et voilà que le lendemain soir, j'entends à la radio que j'ai été victime d'un attentat. Le dispositif mis en place pour retrouver des traces sur place était tellement impressionnant que des journalistes l'avaient remarqué. A moins que quelqu'un n'ait téléphoné aux médias, histoire de se faire mousser. Des centaines de gendarmes avaient été mobilisés pour ratisser les bois. Il est évident que si je n'avais pas été ministre, on ne l'aurait jamais fait...
-Les personnalités dénoncées et attaquées par les médias ne réagissent pas. Que faut-il en conclure ?
- Un système sclérosé et bloqué, bloqué, des pesanteurs, des complaisances, des « erreurs » à répétition...
- Comment en sortir ?
- Que chacun fasse son travail. Laissons la justice travailler en lui donnant tous les moyens dont elle a besoin - et sans effectuer de pressions - et que chacun fasse, pour le reste, ce qu'il a à faire. La presse doit enquêter, chercher la vérité, et les politiques se rappeler qu'ils sont, avant tout, les élus et les délégués du peuple. Pour moi, le Sénat doit être saisi d'urgence d'une série de questions précises, et préparer des mesures concrètes, par exemple sur les libérations conditionnelles. La Chambre, d'autre part, s'est vu confier la mission de rechercher la vérité. Mais elle manque de moyens.
Nous devrions avoir de vraies commissions d'enquête avec de vrais pouvoirs, comme aux États-Unis. Les députés devraient, par exemple, pouvoir interroger les témoins sous serment et en public. Je vous assure que, dans ce genre d'affaires, si de hauts fonctionnaires savaient qu'ils risquent une condamnation pour parjure ou faux témoignage s'ils mentent, pour une raison ou pour une autre, à la commission, la vérité se ferait jour un peu plus rapidement...
- On parle aussi de dépolitiser la magistrature...
- Pourquoi pas ? Mais la « politisation » est-elle vraiment mauvaise ? Regardez aux États-Unis : les magistrats y sont tous élus, sauf les juges fédéraux, pour des mandats qui vont de quatre à treize ans suivant leurs charges. Eh bien, ils sont beaucoup plus sensibles aux attentes de la population et à sa perception des choses.
D'autre part, est-il vraiment mauvais que des opinions différentes soient représentées dans un tribunal ?
Je n'en suis pas certain. Enfin, on va changer le système et dire que les magistrats doivent être nommés par d'autres magistrats. Très bien, parfait même.
A un détail près : dans le système actuel, c'est le CVP et les autres partis de la majorité qui ont nommé les trois quarts des magistrats en place.
Vous êtes tout à fait certain que leurs nominations seront neutres et impartiales ?
A mon avis, la réforme devrait être beaucoup plus profonde. En Angleterre, on ne peut pas devenir juge avant 45 ans ; on nomme des gens qui, du point de vue de l'expérience et de la renommée, sont au niveau d'un bâtonnier. Et un magistrat gagne quatre ou cinq millions par an. Alors là, oui, ils sont indépendants et efficaces. Et pourtant, l'ensemble des magistrats britanniques doit correspondre à un ou deux arrondissements judiciaires belges. Seulement, ils sont très bien secondés, ils ont d'excellents greffiers qui sont tous docteurs en droit et qui préparent les dossiers, le magistrat n'intervenant que pour la touche finale ». Évidemment, ils ont aussi trente mille juges « non professionnels » représentant la société, un peu comme en Allemagne...
De toute façon, les réformes doivent commencer par le haut. J'aime bien Stefaan De Clerck. Le ministre de la Justice est dynamique, honnête et, au fond, le gouvernement lui doit sa survie. Mais les choses auraient bougé plus vite si, à sa place, on avait trouvé un « poids lourd » politique, avec vingt-cinq ans de carrière derrière lui. Quelqu'un qui puisse taper sur la table et dire : « Maintenant, c'est comme ça ou je m'en vais », et dont le départ aurait risqué de faire tomber le gouvernement.
-Il faut aussi changer les mentalités...
- Oui, ça va de soi. On n'insistera jamais assez sur la nécessité d'exemplarité des « notables ». Et j'utilise ce mot au sens large : les politiques et les magistrats, bien entendu, mais aussi les enseignants, les journalistes, les syndicalistes, les patrons. Bref, tous ceux qui ont de l'autorité ou de l'influence. Ils se doivent, et ils doivent à la société, de bien faire leur travail et d'être honnêtes, de ne pas abuser de leurs privilèges. C'est le minimum...
- Ne pas abuser des privilèges, d'accord, mais en tant que parlementaire, vous en avez un fameux : l'immunité...
- Vous avez raison de le souligner. Cela fait longtemps que, mes amis et moi, nous réclamons la suppression de l'immunité parlementaire. Sauf pour ce qui touche la liberté de parole, qui nous permet de dénoncer n'importe quel scandale sans craindre de poursuites, nous n'avons besoin d'aucune immunité. Pour tout ce qui est délictueux ou criminel, nous devrions être traités comme tout un chacun.
- Vous n'avez pas épargné les journalistes...
- C'est vrai, je crois que la presse court trop après le scoop et le sensationnel. Je l'ai déjà dit : j'ai marqué cette affaire dans mon agenda tous les trois mois. Et je reviendrai, tous les trois mois, poser des questions. Je ne suis pas certain que vous et vos collègues vous intéresserez encore à l'affaire...
On prend les paris?
D'accord, rendez-vous dans trois mois...
Claude MONIQUET
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