mercredi 1 avril 2009

L’INCROYABLE MAREE BLANCHE (CinéTéléRevue 24 octobre 1996 pg 4 , 5 et 6)


L’INCROYABLE MAREE BLANCHE :

TOUS LES BELGES UNIS POUR QUE L’INNOCENCE DES ENFANTS NE SOIT PLUS BAFOUEE

Ciné Télé Revue du jeudi 24 octobre 1996 pages 4 , 5 et 6

Et maintenant nos politiques pourront il encore négliger le peuple ?

Bruxelles, dimanche, à 15 heures. Face à la Bourse, lentement, la foule s'immobilise, figée. Le flot de marcheurs descendant du Nord au Midi a rencontré la vague de ceux qui remontent pour rejoindre le point de départ de ce qui n'est pas, au sens strict, une manifestation.

La foule a commencé à déborder sur les trottoirs et dans les rues adjacentes, déjà encombrées de centaines de petits groupes qui, vaille que vaille, tentent de s'intégrer dans le fleuve humain.

Dans les rues parallèles aux « grands boulevards », la masse s'écoule, comme un torrent qui, rencontrant un obstacle, le contourne après avoir grossi.

Vu du ciel, le centre de la capitale de l'Europe, d'habitude si désert le dimanche après-midi, serait noir de monde si la couleur blanche ne dominait pas, victorieusement : la « marche blanche » s'est transformée en marée.

Ils sont venus de partout : de Flandre, de la capitale, bien sûr, et de Wallonie. Parfois même de l'étranger. Ils sont flamands, francophones, germanophones, arabes, turcs, italiens, espagnols ou africains. Ils sont jeunes et vieux, enfants et grands-parents, hommes ¢t femmes, jeunes couples et familles nombreuses mêlés. lis sont « de gauche » et de droite », riches et modestes, croyants et athées.

Ils sont ouvriers, employés, enseignants, policiers, architectes, cultivateurs, conducteurs de machines ou d'autobus, retraités, étudiants, intellectuels et manuels, artistes... Tout et n'importe quoi.

Car ils sont le Peuple. Celui des grands jours et des soirs de révolution. Le peuple qui, tout simplement, sans slogans ni banderoles, sans cris ni violence, dans le calme et la sérénité, est venu dire : « J'EXISTE ».

En quelques heures, balayant le doute et l'incrédulité, noyant les sceptiques et ensevelissant les calculateurs, démentant les cyniques et isolant les manipulateurs, le flot humain a fait céder le barrage des peurs, des égoïsmes et des conformismes frileux.

En quelques heures, Marie-Noélle Bouzet, les parents Russo, Marchal et Lejeune (et les autres) ont remporté le plus invraisemblable des paris, montrant par là même qu'il n'est pas fou mais sage, celui qui, en définitive, table sur le sursaut de l'humanité et sur ce qu'il y a de bon en nous.

Est raisonnable celui qui choisit d'en appeler à la part de lumière et de justice contre celle des ténèbres et de l'oppression.

Sans appareil syndical et sans parti pour relayer leur appel (même si nombreux dans la foule sont les militants politiques et syndicaux), sans moyens réels, par la simple magie du verbe, ce petit groupe de citoyens « comme les autres » que l'on tentait, il y a peu encore, de faire passer pour des fous ou des agités brisés par la douleur a réussi à organiser la manifestation la plus importante que ce pays ait connu depuis la Libération.

Oui, Marie-Noëlle Bouzet a mille fois raison de le dire, avec sa voix qui s'étrangle sur la fin de la phrase : on comprenait dimanche ce que veut vraiment dire « la foi déplace les montagnes ». Et l'on sait que, désormais, les livres d'histoire noteront qu'il y a eu un « avant la marche blanche » et un « après ».

Quelques heures plus tard, on a vu, d'ailleurs, que même Jean-Luc Dehaene, qui, pourtant, n'avait pas vraiment brillé par ses initiatives depuis le début de « l'affaire », a, lui aussi, compris la leçon. Révision de la Constitution, dépolitisation de la magistrature, plus grande attention aux victimes : ce n'est pas douter de sa parole que de dire que le Premier ministre est prêt à promettre à peu près n'importe quoi pour rester « dans le mouvement ».

Mais qu'il y prenne garde: c'est devant la nation tout entière que la parole a été donnée, et c'est la nation qui en est, désormais, le témoin et le dépositaire. Ce qui a été promis devra être tenu. Gare si, demain, « ceux d'en haut se contentent d'un simple dépoussiérage des institutions et ne comprennent pas que le pays attend beaucoup plus.

Car la marche de dimanche n'était pas seulement la marche pour des enfants morts et disparus, elle était aussi la manifestation, spontanée mais ô combien visible, de tant d'années de frustrations, de sacrifices et d'injustices subies dans le silence et la solitude.

La marche des parents et des enfants, bien entendu, la marche du bien contre le mal, mais aussi des oubliés, des laissés-pour-compte, de ceux qui ont le droit de voter ¢t de payer leurs impôts mais qui n'ont pas voix au chapitre et qu'on n'écoute jamais. Bref, la marche de la « société civile » contre un État qui s'est éloigné d'elle jusqu'à lui devenir étranger.

Oui, ce à quoi nous avons assisté dimanche était bien le premier acte d'une insurrection pacifique. Ni plus ni moins.

Demain, si les espoirs, une fois encore, sont déçus, tout est possible. Et tout sera à craindre. Car le peuple, quand il est uni comme il l'était dimanche, a les moyens et la force d'imposer sa volonté. C'est sans crainte et sans haine, mais avec la calme certitude que rien ne pourrait plus faire obstacle à la justice et à la vérité, quels que soient leurs prix, qu'il a fait sa devise de la petite phrase lancée il y a deux mois par un magistrat intègre, qui, alors, semblait bien seul et bien fragile : « Si on me laisse faire ».

Car on peut bloquer un homme. Mais malheur à celui qui se met en travers de la route d'une nation quand elle se souvient qu'elle est constituée d'hommes et de femmes libres et qu'ils se lèvent tous pour marcher.

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Légendes des photos de la page 6 :

Photo du haut :

Dans le regard des parents des victimes, l'émotion et la fatigue ont atteint une dimension considérable.

« Je voudrais vous dire beaucoup de choses, mais je suis trop ému », a expliqué Gino Russo. Pathétique, il aura cette simple phrase : « Mélissa, je t'aime. »

Sa femme, Carine, prit alors la parole : « Mélissa, quand tu es née, ce fut un grand jour. On était émerveillés par ce cadeau de la vie, notre petite fille, notre princesse. (...)

On a cru que l'institution judiciaire allait nous aider quand un juge vous a enfin traitées comme des dossiers sacrés, qu'il a bien voulu vous considérer comme des princesses à sauver. Hélas pour toi, c'était trop tard. Ils t'avaient déjà jetée comme un objet qui a trop servi. Demain, il faut que chacun traite les enfants comme des petits princes et des petites princesses. »

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Photo du centre :

Initiatrice de la marche blanche, Marie-Noëlle Bouzet, la maman d'Élisabeth Brichet, dont on ne soulignera jamais assez le courage depuis la disparition de sa fille, il y a sept ans, a eu suffisamment de cran pour délivrer son message.

« Nous devons beaucoup à nos enfants morts », a-t-elle dit, « car ils nous ont donné une force nouvelle. Mais les enfants vivants ont besoin de nous, de nouveaux citoyens. »

Puis sa voix s'est brusquement nouée : « Quand j'étais petite, on me disait une phrase que je ne comprenais pas : la foi soulève des montagnes. Aujourd'hui, je la comprends. Merci. »

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Photo du bas :

Seule note discordante au cours de la marche le nom de Loubna Benaïssa n'était pas repris sur le mur des disparus. Une absence qui a fortement choqué les manifestants.

Le comité organisateur de la marche a endossé la responsabilité de cette bévue : faxé, le nom se serait mystérieusement volatilisé.

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