Stefaan de Clerck : « Je suis devenu prudent »
« Soir Illustré » du mercredi 16 octobre 1996 page 34 à 37
Le monde francophone connaissait peu cet avocat flamand jusqu'aux «événements». Depuis la mi-août, il court partout, on ne voit que lui. Ceux qui l'ont côtoyé affirment qu'il connaît très bien ses dossiers. Stefaan De Clerck donne le sentiment de prendre son département, la Justice, à coeur et de bosser comme un acharné. La différence avec son prédécesseur Melchior Wathelet est frappante.
Le Soir illustré: On a le sentiment, avec l'accélération des événements ces dernières semaines, que vous gérer un département dont votre prédécesseur ne s'est s beaucoup occupé.
Stefaan De Clerck: Je ne crois pas que ce soit tout à fait correct. Nous vivons une période extraordinaire: les événements se bousculent, des affaires commencent à être résolues, cela n'est pas dû au fait qu'il y ait un nouveau ministre. Il y a la volonté des magistrats et des policiers et un peu de hasard. Un climat renforce cette situation. Mais le ministre de la Justice en soi n'a pas d'impact direct sur une enquête. Je suis responsable de l'organisation, des moyens, du cadre dans lequel enquêteurs et magistrats doivent travailler.
LSI: Effectivement, c'est là que le bât blesse en ce qui concerne votre prédécesseur. Il y o cette guerre de moins en moins larvée entre b Pi et la Gendarmerie, le manque de moyens des magistrats,... Ce sont de vieux problèmes qui n'ont pas été réglas et qui explosent aujourd'hui.
SDC: A ce niveau-là, je suis d'accord. Avant l'été, on m'a posé la question de savoir comment je pouvais encore être ministre de la Justice alors qu'on ne retrouvait pas An et Eefje, Julie et Mélissa, les assassins d'André Cools ou ceux du vétérinaire Van Noppen.
Maintenant que tous ces dossiers avancent, on me demande comment je peux rester en place dans un tel système. Il faut faire attention: veut-on la vérité oui ou non? Des dossiers «s'ouvrent» et on sent une nouvelle dynamique dans la Justice. Il est évident que des éléments se révèlent: les dysfonctionnements de la Justice, la problématique de l'organisation du travail des polices (PJ, Gendarmerie, Comité Supérieur de Contrôle), les questions sur la recherche proactive (ndlr: recherche entamée d'initiative par un service de police) et les techniques de police,...
LSI: Ce sont de vieux débats dont nous parlons dans nos colonnes depuis plusieurs années.
SDC: Maintenant, je dois gérer ces vieux problèmes. J'ai déjà travaillé sur la coordination des forces de police, sur la politique pénitentiaire, sur la criminalité organisée avant les «événements». J'avais tous les dossiers en main pour interpeller le parlement et demander dans quelles directions nous allions évoluer.
Tous les dossiers étaient sur la table. J'ai donc effectivement préparé ces vieux dossiers bien avant les événements. Ceux-ci montrent qu'il est devenu indispensable de faire quelque chose mais, parallèlement, ne laissent pas beaucoup de temps. Le temps est devenu aujourd'hui mon plus grand ennemi.
Tout le monde veut que tout soit solutionné en une fois, dans la minute. Il faut se calmer, prendre un peu de recul. D'abord, il faut la vérité dans les dossiers. Ensuite, il faut chercher les responsabilités dans les erreurs qui ont été commises. Enfin, à la lumière de ces conclusions et des travaux déjà effectués, on pourra facilement se mettre autour d'une table pour voir comment on solutionne définitivement le problème des polices, celui des recherches proactives, de la politique pénitentiaire, des libérations conditionnelles,... Mon travail actuel est de gérer le passé avec la vision du futur en intégrant chaque jour un nouvel élément d'actualité.
LSI: N'avez-vous pas commis une maladresse en dévoilant les seuls rapports Velu (PG de la Cour de Cassation) et Thily (PG de liège), alors que des problèmes se posent à d'autres niveaux, comme celui du parquet de Charleroi?
SDC: Je n'ai apporté qu'une partie de la vérité puisque je n'ai pas donné ma propre appréciation. J'ai parlé de ce qu'il y a dans les dossiers dès le premier jour où je suis revenu de vacances, j'ai pratiqué une politique de transparen ce. Je maintiendrai cette attitude.
Mais tout était déjà dans loti médias! Je vous pose franchement la question: aviez-vous déjà, oui ou non, le rapport Othello par exemple`'
LSI: Qui.
SDC: Cela contraint donc parfois un ministre à aller plus vite qu'il ne le voudrait. Pas parce que je veux cacher les choses mais parce qu'il faut les gérer. C'est le gouvernement qui doit donner ces éléments au parlement et non la presse
LSI: Vous parlez du Parlement comme du lieu essentiel du débat sur les «affaires mais, dans l'affaire Cools, vous ne sembliez pas être très favorable à la création d'une commission d'enquête.
SDC: Je veux être pragmatique. Je ne suis pas contre une enquête parlementaire dans le dossier Cools. Je suis tout à fait favorable à faire cette analyse et nous y serons d'ailleurs obligés.
LSI: II faut apporter des réponses à l'opinion publique qui découvre avec stupéfaction que la piste qui aboutit est celle qui se dessinait dans les jours qui ont suivi l'assassinat d'un ministre d'État.
SDC: Le Parlement est le lieu par excellence peur faire cette analyse. Le premier objectif' doit être de continuer l'enquête et je me réjouis que, depuis quelques semaines, elle connaisse un nouvel élan. La cellule a été restructurée et divisée en deux parties. On fait maintenant correctement la distinction entre les affaires financières, comme Agusta. Dassault, d'une part; et le dossier assassinat, d'autre part. Jusqu'à présent, tout cela est en train d’évoluer favorablement. Mais je ne m'oppose nullement à une commission d'enquête. Le tout est de savoir quand, avec qui, et comment obtenir un résultat maximal.
J'ai 35 projets de loi qui cent passé le cap du Conseil des ministres et qui doivent être traites maintenant au parlement. L'année parlementaire vient à peine de commencer et j'ai déjà dû répondre à plus de trente interpellations. II y a une commission sur la drogue, une autre sur les sertes, sur les tueries du Brabant , l'enquête sur l'enquête dans le dossier Dutroux. Il va falloir gérer tout ce travail ou doubler le nombre de parlementaires! Le travail qui attend le parlement est énorme. Il faut donc être pragmatique et ne pas oublier le travail législatif car j'ai envie que de nombreuses mesures passent. On doit Garder l'équilibre entre l'analyse du passé et la définition des projets d'avenir.
LSI: Dans l'affaire Cools, la Cour de Cassation est intervenue à trois reprises. Une fois sur la «forme» pour empêcher la double saisine des juges d'instruction. Une autre fois pour pousser votre prédécesseur â liquider un avocat général qui, on s'en aperçoit aujourd'hui, avait raison. Il y a peu, elle est directement intervecher vous pour remettre en selle le commissaire Brose dans le dossier Agusta.
SDC: Je ne peux parler que de ce que je connais. J'ai vécu le moment Où la cour de cassation est venue me voir avec les juges d'instruction liégeois pour parler de l'organisation des travaux à Liège. C'est la première fois en Belgique que la cour de Cassation est aussi engagée dans une procédure pénale. Puisque des ministres sont en cause dans les volets Agusta et Dassault des dossiers liégeois, le conseiller Fischer est saisi de l’affaire. Il y a une situation exceptionnelle où le parquet et les juges d'instruction de Liège travaillent avec le parquet général de la Cour de Cassation.
On sait que Mrs Giet était assis entre deux chaises. Cette situation malheureuse est aujourd'hui rétablie avec l'arrivée de Mme Thily et la collaboration de M. Vandoren en tant que magistrat national. J'ai hier senti que la
Cour de Cassation entretient une relation de confiance avec des personnes qui ont travaillé dans le dossier Agusta ou Dassault. Ils m'expliquent que M. Brose est un homme remarquable dans ces dossiers. Je ne prends pas position dans ces dossiers. Il faut optimaliser les résultats dans cette enquête. Je ne sens pas de volonté de manoeuvre de la Cour de Cassation. Elle veut sauvegarder ce qui a déjà été fait. Cela ne veut pas dire qu'au moment où il y aura l'enquête sur l'enquête, on pourra s'abstenir de faire l'analyse des interventions de la Cour de Cassation dans le dossier Cools et de ses effets sur l'enquête.
LSI: La population est très choquée de la mise en cause des magistrats de Neufchâteau qu'elle perçoit, à juste titre, comme étant des juges honnêtes, compétents, efficaces et surtout humains. On ne connaît, à l'heure de cette interview, eue l'avis du parquet général, qui demande le dessaisissement de Messieurs Connerotte et Bourlet. Cette prise de position ne risque-t-elle pas d'encore accroître la méfiance de la population par rapport aux institutions?
SDC: Dans un État démocratique, les magistrats sont indépendants et les politiques ne doivent pas interférer. C'est le paradoxe: pour défendre les intérêts des citoyens, tout le monde a droit un juge indépendant. Lundi, la Cour de Cassation rendra son arrêt et je le respecterai. Mais humainement, je crois que Mme Liekendael a très bien expliqué le choix impossible devant lequel elle s'est trouvée. J'espère avec elle que la Cour trouvera une solution. Je n'ai aucun moyen, en tant qu'homme politique, d'intervenir dans sa décision. A un certain moment, il faudra cependant que le monde politique se penche sur toutes les décisions de la Cour de Cassation, tant dans le dossier Cools que dans cette affaire, Pour voir si la loi doit être changée. Il faut faire attention à ne pas jeter le bébé avec l'eau du bain.
LSI: Au vu des affaires, dont celles dont on ne parle plus, ne peut-on pas craindre que la justice ne se prenne pour le dernier rempart de la démocratie?
SDC: D'un côté, la justice est l'aboutissement d'un long processus dans la société pour dire que tel ou tel acte passe ou pas. Cela, je le défendrai jusqu'à la fin de mes jours et j'espère que tout le monde me soutiendra. Cela ne veut pas dire que la justice est le seul juge de tout ce qui se passe dans la société. La justice n'est pas la société. Celle-ci doit prendre ses responsabilités avant que la justice n'intervienne. C'est un débat difficile à mener pour le moment: pendant des siècles la justice est restée dans une tour d'ivoire. Elle s'est mise en dehors de la société et elle se considérait comme son filtre ultime. En restant dans une tour d'ivoire, on se distancie du monde dans lequel on baigne. Au lieu d'avoir une autorité aveugle, comme la justice se présente avec un bandeau devant les veux, il faut que cette institution gagne, par son action, chaque jour, le respect qui lui est dû. Cette justice doit retrouver le contact avec la société, être en contact permanent avec elle. La justice retrouvera alors sa place: être un des moyens de correction de ce qui se passe dans la société. Mais la responsabilité de l'éducation, de la culture, de l'éthique, de la science et du politique est tout aussi grande. Dans le cadre de la modernisation de la Justice, il faut introduire des formes de management pour qu'elle soit plus efficace et plus performante que les gens aient un jugement dans des délais plus brefs, il faut rendre les nominations de magistrats plus objectives.... Actuellement, il y a quelque chose de très positif: le citoyen s'engage par rapport à la justice, il veut qu'elle fonctionne correctement. C'est un dialogue tout à fait nouveau. Le politique n'a pas l'habitude de parler ainsi avec des citoyens qui ne sont pas organisés dans les formes classiques des syndicats, des partis ou des associations. C'est remarquable et positif. Les médias, dans ce cadre, doivent aussi être responsables pour gérer tout ce mouvement, toute cette énergie qui pourrait faire avancer les choses. On vit un moment fascinant.
Suite pages 36 et 37
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