samedi 18 juillet 2009

L’homme qui en sait trop (« Soir illustré » du mercredi 20 novembre 1996 pages 32 ; 33 et 34)


L’homme qui en sait trop

« Soir illustré » du mercredi 20 novembre 1996 pages 32 ; 33 et 34

André Rogge avoue ne pas pouvoir vivre de manière ordinaire.

Le truand repenti qui fit tomber le patron de la PJ de Bruxelles, et qui aida Todarello à déclarer ce qu'il savait de l'affaire Cools, promet de dire, un jour, tout ce qu'il sait, et dont il détient les preuves, sur le trafic de chair humaine qui souille la Belgique. Le détective affirme avoir six années d'avance sur les enquêteurs de Neufchâteau.

- Il allume les Johnson en rafales, parle avec précision, boit du café comme s'il respirait. A 56 ans, la vie lui a taillé une gueule à la Lino Ventura, sur une silhouette râblée de type qui a travaillé dur. André Rogge pourrait incarner son personnage au cinéma. On a l'impression que la vie, pour lui, se déroule comme un scénario ricochant sur l'actualité, plongeant sporadiquement dans ces profondeurs glauques où tournent, comme des poissons dans un aquarium, des gens à la limite de la légalité.

Il vit à Ellezelles, non loin de Lessines, dans ce pays des Collines que noient les brumes de novembre, dans une nostalgie d'été indien. La maison qu'il occupe lui est prêtée par sa nièce. Une vieille ferme aux plafonds bas, structurée de poutres noircies, accrochée au flanc d'une vallée de carte postale. Il roule dans une voiture noire, prêtée par une amie. Son livre, qui vient de sortir chez Albin Michel, titré Les Egouts du Royaume, s'arrache comme les pistolets du dimanche matin, quand ils sont vraiment croustillants. L'homme a le regard bleu, presque assorti à la fumée dans laquelle il s'isole en consultant un dossier. Il vit branché sur les infos, rivé au téléphone et au fax, tape sur son ordinateur comme s'il s'agissait du piano dont il aurait rêvé de jouer. Artiste, André Rogge aurait voulu l'être, c'est peut-être pour cela qu'il fait de sa vie un roman. Les histoires qu'il vit et dont il témoigne se heurtent à une réalité qui traumatise la Belgique. Peut-on faire confiance à André Rogge? Comédien, il inspire un sentiment de confiance. Une qualité dont il a su se servir, avec efficacité, pour gagner sa vie, se défendre, attaquer, recueillir des témoignages. Certains le détestent, comme son vieil ami, devenu ennemi, l'ancien commissaire en chef de la PJ de Bruxelles, M. Reyniers.

D'autres pensent qu'il détient la vérité et qu'il est assez fou pour la faire éclater. Détient-il des preuves de tout ce qu'il avance, sur les tueurs du Brabant wallon, sur l'affaire Cools, sur les réseaux de pédophiles? L'actualité, dans un stupéfiant effet boomerang, prouve qu'en 1992, quand il relayait la confession de Carlo Todarello sur l'assassinat du ministre d'État, il était dans le vrai. Aujourd'hui, quand on lui demande ses preuves, il dit que ceux qui lui font confiance ont vérifié leur existence.

- Depuis 1992, Rogge était en chute libre, dans le collimateur de certains policiers qui ne peuvent pas le souffrir, et qui ont, affirme-t-il, sali son image, le ravalant au rôle du truand qu'il fut, il le reconnaît, il y a longtemps, mais noircissant sinistrement le trait, déformant la vérité. «On a même dit de moi que j'étais un nazi. J'ai été chargé par le commissaire Reyniers d'infiltrer l'extrême droite, j'ai lu Mein Kampf, mais j'ai aussi lu Marx, Mao et Engels, parmi d'autres». Dans sa bibliothèque se côtoient plusieurs ouvrages d'Attali, un bouquin sur Degrelle, des romans et des documents brouillant les pistes. Rogge se passionne pour tout ce qui fait notre monde.

- Rogge n'a plus de domicile, survit en retapant des meubles qu'il vend dans des brocantes. Quand on sollicite ses talents d'investigateur, «uniquement à l'étranger», il accepte, pour mettre du beurre dans les épinards. Dans la foulée des rebondissements de l'affaire Cools, de l'affaire Dutroux et de son livre, il effectue une sorte de course-relais de plateaux de télé en interviews. Ces jours-ci, il était à Rome, pour éclairer les Italiens sur la criminalité d'origine transalpine mise en évidence chez nous, ces dernières années.

BROCANTEUR A ELLEZELLES

- On se demande ce qui fait courir cet homme de 56 ans, qui adore son chien Tootsie, un golden retriever couleur miel, dont il aime la présence lors de ses longues balades dans la campagne. Dans la cour de sa maison, du sommet d'une grange, un grand coq chante comme si l'aube se levait, et une lumière grise tombe sur le meuble qu'il est en train de terminer. Il a longuement poncé le bois pour lui rendre sa douceur. Ses beaux meubles et sa bibliothèque lui manquent cruellement. Il a été forcé de se défaire de ces objets très personnels quand commença l'entreprise de démolition dont il se dit l'objet.

- Le détective que l'Europe découvre comme l'homme qui détient la clé des affaires belges est né à Herseaux, sur la frontière, dans une famille flamande vivant dans la misère. Rogge rechigne à l'idée de préciser ce fait. Il a fait sa première année primaire en flamand, dans l'atmosphère de l'après-guerre, parlait mieux le picard que le français.

A quatorze ans, quand il descendit dans le charbonnage d'Harchies, à la limite du Tournaisis et du Borinage, il croisa ce qu'il appelle encore «le regard du mineur». C'était un univers dur, épuisant, où il croisa des étrangers qui l'ont marqué, parce qu'ils travaillaient comme des bêtes de somme. «Ce n'était pas une enfance facile, mais j'aimais cette bagarre permanente», se souvient-il. Rogge était déjà un lutteur, rêvant d'horizons lointains et d'aventures.

- Il fut accidenté sur le chemin de la mine. Des prêtres s'émurent de son sort et lui permirent d'étudier, en se forgeant un caractère. Ce détective au diplôme d'instituteur a effectué un stage dans une petite école de La Docherie, au pied d'un terril, dans cette zone d'où émergea le monstre Dutroux. Des prêtres, Rogge dit qu'ils étaient des types bien, exemplaires. Rien à voir avec les curés que l'on dit pédophiles. Il a horreur qu'on fourre tous les gens dans le même sac. Il pense qu'il ne faut pas tirer sur les pédophiles, mais en utiliser certains comme des repentis, pour contrer les plus dangereux. A propos de Dutroux, il répète qu'il est surtout un sadique pervers, un assassin, un violeur.

- De cette enfance et de cette adolescence, André Rogge a tiré les leçons: une connaissance des failles de la société, et une tendance à défendre les plus faibles. A la manière d'un bandit, qui serait d'honneur, évidemment ? Il lance: «Je respecte les gens... La société ? Pas...vraiment!» et rit.

Après ses études, l'instituteur au maigre traitement se recycla dans le cambriolage.

Fortune faite, à 26 ans, il se retira sur l'île de Rhodes, où il devait trouver le temps long. Il ne rejette pas cette partie de sa vie où il fut un prédateur, l'aventure était son étoile polaire. Beau joueur, il revint en Belgique pour aider les siens, accusés du recel de ce qu'il avait accumulé.

Et quand l'avocat général requit 52 années de prison et en obtint 7, fermes, il étoffa encore son carnet d'adresses en séjournant la prison de Louvain où il côtoya des caïds qui n'étaient,au fond, que de

«pauvres types». Rebaptisé le Prof,il décida de mettre ses connaissances au service de ses compagnons de geôle, en écrivant des lettres, en donnant des cours aux illettrés, en faisant découvrir l'histoire et l'art à ceux qui crevaient dans le piège où ils s'étaient fourvoyés. Cette faculté de rendre service, il l'utilise toujours, aujourd'hui.

- Des gens viennent à Ellezelles lui demander d'éplucher un dossier ou de rédiger une synthèse pour un courrier administratif. D'autres passent lui confier des secrets trop lourds: témoins impuissants, policiers désireux de débloquer une enquête, et d'autres, individus sortis de la masse, avec leur cortège de révélations sordides. Au centre de ce cercle de contacts, Rogge rayonne. Encore un peu, et on penserait à Robin des Bois! L'homme retouche-t-il sa silhouette? Le léger doute qu'il laisse planer renforce l'intérêt de sa personnalité. Rogge n'est évidemment pas facile à cerner. L'image du comédien se superpose à celle du travailleur opiniâtre. A sa sortie de prison, il décida de se lancer dans la construction, s'attaquant à de grands chantiers, rencontrant des ouvriers de toutes les nationalités qui élargirent sa galaxie de contacts, en bas et en haut de l'échelle sociale. Il fut assassiné par le fisc, dut embaucher des travailleurs au noir, pour honorer ses commandes. Les pauvres comme les riches savent qui est Rogge, un type qui déjoue la puissance et sait s'en servir, en se défendant de jamais l'exercer. Il pense que la volonté de pouvoir et l'orgueil sont à la base de tout ce qui pourrit notre monde. Pour lui, savoir que ses amis arabes pourraient le planquer dans Bruxelles, pour des années, est plus beau qu'un titre de docteur honoris causa. L'amitié n'a que faire de la puissance.  Un jour, le commissaire Reyniers croisa la route de l'aventurier dont il fit son indic et son ami. Reyniers et Rogge ont un peu la même allure, comme Rogge le rappelle dans son livre, et leur relation a mal tourné. Parce que Reyniers estima que Rogge en savait trop et qu'il fallait s'en débarrasser? La justice a condamné le policier, tandis que l'ancien détective se retrouva au ban de la société. Avant cette fin qui fit du bruit, André Rogge s'était remis en selle en traquant les contrefacteurs pour les grandes maisons fabriquant des produits de luxe.

- Vint 1992, quand Rogge fut amené à entendre Carlo Todarello, l'oncle de Taxquet, après la mort de Cools. Todarello voulait protéger sa famille en parlant. Rogge est nuancé à propos de Todarello. Il ne l'aime pas, mais il le connaît. «II faut que l'opinion sache qu'il n'a pas été engage pour assassiner Cools. Il a agi parce que quelqu'un s'attaquait à sa famille. Taxquet a Joué avec l'esprit de famille. Todarello ne m'a jamais demandé de minimiser son rôle. Il faut reconnaître cela».

- Là encore, André Rogge regrette que certains truands ne puissent être considérés comme des repentis. Leurs révélations pourraient éclairer Neufchâteau sur ce qui se passe à Liège et à Charleroi, sur les trafics de chair humaine notamment. Pour le moment, il constate que l'enquête sur Cools se heurte aux limites du premier cercle, celui des Italiens et des Tunisiens. Il voudrait que la vérité sur ceux qui manipulaient ces acteurs sur la scène belge éclate enfin, mais doute que cela soit possible, compte tenu de ce qu'il sait. Pourtant, Rogge défend les enquêteurs, les flics et les gendarmes: «Ils font un travail dur,ingrat, ne sont pas des pourris. Faire croire cela est révoltant. Et c'est vrai aussi pour les magistrats. Il faut qu'il y ait un changement», enchaîne-t-il, en faisant référence aux accusations qui pèsent sur le premier avocat général de Liège Schmitz. Il a confiance en Stefaan De Clerck, alors qu'il se méfiait de ce fils de grands bourgeois. Le ministre qui a étonné les Belges par son humanité et sa rigueur est en rupture avec le système, et cela permet au procureur Bourlet de se protéger de ses pairs. On commence à jeter les pommes pourries du panier.

- Entretien terminé, Rogge s'en va, un informateur l'attend. La voiture noire démarre, des paroles flottent: «Je ne peux pas vivre dans l'ordinaire, je n'y arrive pas!... Je promets que je dirai au public tout ce que je sais... Avec ma connaissance des faits ravitant autour de affaire Dutroux, j'ai six ans d'avance sur Bourlet et Connerotte. Je sais sur quelles pistes ils vont retomber».

- Rogge devrait enquêter sur Rogge, lui seul a des indices.

Marcel Leroy.

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CATERPILLAR L’ENQUÊTE IMPOSSIBLE

« Soir illustré » du mercredi 20 novembre 1996 pages 32 ; 33 et 34

- La région de Charleroi est déchirée par l'annonce brutale de 227 licenciements à Caterpillar, qui veut tailler dans l'emploi pour accentuer ses bénéfices. Ceux-ci se chiffrent en milliards, pour cette multinationale qui n'hésite pas à utiliser toutes les armes du capitalisme le plus sauvage. Cette tactique western ne marche plus à Charleroi, où les syndicats rappellent que la Région wallonne a investi plus d'un milliard en aides diverses, en échange de la stabilité de l'emploi. Promesses non tenues par les patrons de Caterpillar, où l'on veut faire de cette épreuve un test exemplaire, tout en pratiquant le chantage à la délocalisation.

- Dans son livre, André Rogge raconte qu'il a croisé le chemin de l'usine qui fabrique des engins de génie civil. En 1986, deux dirigeants de Caterpillar-Belgique avaient été inculpés par la justice belge dans le cadre d'une énorme fraude. L'entreprise se trouvait confrontée à un problème de contrefaçons, mauvaises imitations des célèbres excavatrices et tracteurs jaunes. On n'imite pas que les montres Cartier! Ces copies vulgaires cassaient l'image de la marque en empêchant leurs acheteurs de travailler et de rentabiliser leur investissement. Sur conseil du commissaire Reyniers, Rogge rencontra, en tant que détective spécialisé, le patron de la sécurité de l'usine, qui estima la découverte extrêmement intéressante. Un budget fut établi pour mener à bien une enquête de deux ans couvrant plusieurs continents. Ce budget comparait l'achat de machines imitées, ainsi que les salaires et frais de dix enquêteurs. Le dirigeant de la firme riposta en accusant pratiquement Rogge de tenter de l'escroquer. Deux millions de dollars pour confondre des contrefacteurs détournant des dizaines de millions de dollars, était ce si excessif? Rogge n'a jamais compris l'attitude de Caterpillar, comme si certaines enquêtes risquaient d'aller trop loin.

- Page 160, il écrit ceci: « ...Dans les années 90, lorsqu'il fut question de fermer Caterpillar Belgique et de mettre des centaines de travailleurs au chômage, je fus tenté d'aller trouver l'un ou l'autre syndicat et de leur expliquer au moins une raison de la crise dont ils payaient les pots cassés. Peut-être que ces ouvriers, ces techniciens et ces cadres auraient pu continuer l'enquête que j'avais abandonnée? Ils auraient peut-être découvert à qui le crime profitait et par qui il était couvert ?»

M.L.

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