lundi 11 mai 2009

AUDITION DES PARENTS ( « Soir Illustré » 30 octobre 1996 pg 32 et 33)


LES PARENTS: « UNE PAGAILLE...SCIEMMENT ORGANISÉE »

« Soir Illustré » du mercredi 30 octobre 1996 pages 32 et 33

L'audition des parents des victimes de Dutroux, ces derniers jours, n'a fait que confirmer les errances, volontaires ou non, d'enquêtes mal menées. Elle a aussi démontré l'urgente nécessité de renforcer les droits de la défense, à commencer par l'accès au dossier répressif. «Vous êtes notre dernière chance de savoir pourquoi les petites ont souffert pendant neuf mois», a lancé Gino Russo.

- Soucieuse d'écouter rapidement les parents, répondant (en partie) au voeu d'une meilleure justice porté par la Marche blanche, la Commission d'enquête parlementaire a reçu des parents fatigués, éprouvés moralement par l'extrême tension des dernières semaines, mais qui ont eu le courage une fois de plus d'énumérer tout ce qui, dans l'enquête, avait à leurs yeux dysfonctionné.

- Ouvrant la voie, les familles Lejeune et Russo se sont exprimées à huis clos, rompant ainsi leurs inlassables exhortations à une transparence totale.

Les caméras de la R.T.B.F., qui entendait diffuser les débats dans leur intégralité sur Télé 21 (une grande première un peu précipitée comme la Commission elle-même), ont donc dû se retirer après une attaque en règle de Me Hissel, avocat des familles, reprochant à la chaîne publique de ne pas avoir accepté une reconstitution des faits sur antenne en juillet 95. « Les plus hautes autorités de justice et de police m'ont répondu que ce n'était pas opportun », s'est défendu Jean-Louis Stalport, administrateur-général de la R.T.B.F.

Il n'en faut pas plus pour alimenter toutes les hypothèses sur les manquements des uns et des autres, les soupçons injustifiés (les regards se tournent vers Martine Doutrewe), ou la mollesse de réaction qui, si elle avait été plus rapide, aurait pu éviter le pire.

ON PARLA DE MACHINATION

- Les 16 membres de la Commission, aidés des experts Tulkens et De Ruyver, ont en tout état de cause pris connaissance d'informations qui, de l'aveu même du président Marc Verwilghen, les ont marqués. Gageons que le secret ne sera plus gardé bien longtemps sur d'éventuelles protections en haut lieu dont auraient bénéficié Marc Dutroux et ses complices. L'entrevue dura 3 h 30 et elle a sans doute tourné autour d'une phrase-clé de Victor Hissel : «Malgré les promesses d'aller jusqu'au bout, plus de la moitié des inculpés sont libres alors que les parents, eux, ne savent toujours pas officiellement quand, où, comment, et par qui leurs filles ont été enlevées». Une liste de 58 questions a été déposée pour tenter de faire la clarté.

- Toute autre fut l'intervention de Paul Marchal, assisté de son avocat Me Similon. Surmontant sa lassitude avec la dignité qu'on lui connaît, le papa d'An a longuement décrit la chaîne d'omissions, de faiblesses, voire le désintérêt d'un appareil judiciaire méprisant et inefficace. Il fallut dix jours pour que la police prenne la thèse de l'enlèvement au sérieux. Il y eut beaucoup de tiraillements entre Furnes, Bruges, Gand, Liège qui sont intervenus dans l'enquête. Des lettres laissées sans réponse à l'avocat. Du scepticisme. Des absences. On parla même de machination et de guerre des polices! Certaines pistes ne furent vérifiées que très tardivement. Et quand les parents, constatant la minceur des moyens dégagés, veulent eux-mêmes coller des affiches, ou lancer des recherches, on le leur reproche! Redisant sa confiance en Neufchâteau («On a décapité l'équipe»), M. Marchal a aussi mis en cause le commissaire Van Tieghem de la P.J. de Bruges qui lui a écrit «une lettre inhumaine» lors du décès à Noël du grand-père et parrain d'An, très affecté. Avec des mots simples, il a rappelé son absence de contacts avec ceux qui étaient censés se bouger: des magistrats injoignables qu'il n'a vus qu'à la télé, des enquêteurs qui le dissuadent d'agir («C'était le monde à l'envers»).

«Notre enfant était devenu un numéro», a avoué tristement Paul Marchal. Sur l'existence de réseaux de pédophilie, il n'a pu clairement trancher, n'ayant pas eu accès au dossier.

L'occasion pour son défenseur de réclamer solennellement un renforcement des droits de la défense, victimes et partie civile, avec accès au dossier complet pour ne pas partir à la bataille un bras attaché dans le dos!

- «Nous voulons connaître la vérité. Votre témoignage, vos remarques, vos critiques peuvent nous aider», avait adressé le président de la Commission aux familles, sans songer que cette initiative est susceptible de parasiter l'enquête elle même.

Samedi, c'était au tour des parents d' Eefje Lambreks de s'exprimer, à huis clos eux aussi. Il en est ressorti qu'eux non plus n'ont pas été pris au sérieux avant dix jours, qu'ils sont choqués par la rumeur, déçue, selon laquelle on pouvait retrouver leur fille vivante. Ils ont aussi fait état de «perturbations dans les communications des , services de recherches».

Puis vint le tour de la famille Benaïssa. Même son de cloche chez Me Arnouts. Sans suspecter l'intégralité du système judiciaire, avançant avec prudence, il eut cette sortie: Pris globalement, les manquements de 1992 (N.D.L.R.: au début de l'enquête de la disparition de loubna) sont effroyables.

On peut craindre des choses plus graves que des négligences.

Et d'égrener une suite de faits troublants: un suspect appréhendé puis relâché trop tôt, des traces dans sa voiture (sang et cheveux) jamais analysées par les labora toires de la police scientifique, des chiens-pisteurs jamais venus sur les lieux, des enquêtes de voisinage bâclées. Mais le pire tient à deux fautes incroyables: on n'a désigné aucun juge d'instruction, on a même refusé de le faire, et quand la famille a émis l'idée de prendre un avocat, on l'en a dissuadée. «Nabela avait 14 ans à l'époque et son père maîtrisait peu le français, même s'il était accompagné d'un interprète», a rappelé le défenseur. Pire encore, il a envoyé un courrier sur un lien

de connexité avec la piste Dutroux sur base du témoignage d'un client: la lettre n'apparaît dans aucun des deux dossiers! Où a -t’elle disparu ?

«Certes,a-t-il reconnu, chez certains hommes de terrain ne manquaient ni la motivation ni la diligence, mais on peut se demander s'il n'y eut pas volonté délibérée de ne pas aller plus loin, de ne pas chercher la vérité.

Qui a voulu faire obstruction au cours de la Justice ?» Et de renvoyer aux protections de Michel Nihoul.

L'avocat a aussi regretté l'absence de contrôle mutuel des différentes forces de l'ordre, le manque de moyens de la Justice, et proposé la mise en place d'une banque de données des pédophiles consultable rapidement à chaque disparition. Il désignera nommément les personnes concernées à huis clos cette semaine.

- Posée, Nabela a également donné son sentiment. «Un enquêteur nous a dit qu'on a fait tout ce qui était possible. On nous a menti», a-t-elle tranché d'une voix faible, presque inaudible. Elle a réitéré ses reproches sur le manque de considération et d'humanité («J'ai attendu une demi-heure à la police quand je suis venue déclarer la disparition, comme si j'avais perdu mon portefeuille»). D'autres informations, primordiales, seront données et couvertes par le devoir de discrétion. Elles devront répondre à et non pas répandre la rumeur, a rappelé un membre de la Commission, prouver les affirmations, pour lever l'incertitude qui plane sur notre justice démocratique aussi bien que sur les familles des disparues. Un exercice difficile de citoyenneté responsable!

- «Nous voulons les rapports et copie du dossier pour mettre fin à une discrimination», a conclu provisoirement l'avocat des Benaïssa qui a regretté «un vide de quatre ans» et qui a rappelé que «si l'affaire Dutroux n'avait pas éclaté, le dossier de Loubna ne serait jamais remonté à la surface».

SEPT ANS D'ATROCITES

- Même litanie de lacunes dénoncées ensuite par Francis Brichet. Ému, les mains tremblantes, plus riches encore de non-dits que les autres, le papa de la petite Élisabeth est sorti de sa réserve, lui qui était jusqu'ici rétif aux explications et aux contacts. Laissé dans l'ignorance, il a rappelé les pistes non explorées: celle d'une Mercedes à l'arrière de laquelle sa fille aurait adressé des «signes désespérés», d'une présence possible à Bagnères-deBigorre où partirait enfin une commission rogatoire.

- J'ai été oublié. Je n'ai été ni informé ni associé à l'enquête. On ne m'a entendu que trois fois,dont deux fois à ma demande, accuse cet homme manifestement dépassé. Le juge, j'ai l'impression que je l'embête. Et je pense qu'il existe un lien avec l'affaire Dutroux car on l'aurait vu avec Nihoul dans les Pyrénées. Je serais soulagé de retrouver Élisabeth dans le tunnel plutôt que dans un réseau de prostitution.

Son avocat, Me J.M. Arnould, a introduit un recours devant la Cour européenne de Strasbourg. Il attaque l'État belge pour violation des Droits de l'Homme.

- Mon client s'est senti rejeté. Inutile de dépeindre son épreuve et sa détresse: ce furent 7 ans d'atrocités depuis la disparition.

Comme les autres parents, il veut obtenir copie - si possible, gratuite - du dossier et il bataille contre le secret de l'instruction, cette «chape de silence».

- Il s'agit pour les proches des victimes d'un traitement inhumain et dégradant au sens moral du terme. On a bien reconnu ce droit à des inculpés. Il est inadmissible que les parents soient tenus à l'écart des enquêtes. Imagine-t-on un médecin qui refuserait à un grand malade de lui révéler la teneur de son mal ?..

- Cette semaine, la Commission va s'atteler à creuser les points communs de toutes ces déclarations pour faire avancer l'enquête sur l'enquête. Mais aussi et surtout pour répondre à la crise émotionnelle que traverse la société belge en pleine déréliction.

Bernard Meeus.

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