Les comptes noirs de Dutroux
« Soir Illustré » du mercredi 25 septembre 1996 page 38 ;39 et 40
Effarés, les Belges se rappellent que la démocratie ne vit que d'attention constante. Mais si des gens de bonne volonté agissent obscurément, cela suffit-il à la remettre en marche, cette démocratie
Tout au long de la semaine, des fouilles ont été opérées en plusieurs lieux du pays, à Tirlemont, dans une maison qui fut occupée par le père du violeur, à Boeur, le village du grand-père de Dutroux, près de Houffalize, où une cheminée reliée à une cave intriguait les enquêteurs, et encore à Carnières, rue d' Houssu. Dans chaque cas, il s'agit pour les enquêteurs de rechercher les indices permettant de jalonner les éléments crachés par les inculpés, Dutroux, Martin, Lelièvre et les autres. Jusqu'où allait l'ignominie de Dutroux et de sa bande? Qui protégeait Dutroux? Qui achetait les vidéos qu'il tournait? Julie et Mélissa, An et Eefje ont donné un visage à l'enfance détruite, au jour le jour, par ces prédateurs dont la justice minimisait trop souvent les actes atroces. Combien d'actions visant des violeurs sont-elles embourbées dans la procédure? Et pendant ce temps-là, les fleurs s'accumulent toujours sur la stèle de Julie et Mélissa. Abattus, les Belges ont appris que leurs parents devaient payer un total de 210.000 francs pour photocopier le dossier qui a tué leur bonheur.
La chaîne privée flamande VTM, face à ce constat consternant, a dévoilé les comptes bancaires de Dutroux, qui entassait les millions. Le "client" privilégié de la sécu encaissait de très grosses sommes après chaque enlèvement d'enfant: près de 2 millions après la disparition de Loubna, un million après Laurence Mattues, 700.000 F après Kim et Ken, 800.000 F après Tanja Groen. Le compte a fonctionné aussi après Julie et Mélissa.
Le prix payé pour de luxueuses voitures, ou pour des enfants livrés à des intermédiaires? Le trafic des voitures volées camouflait l'autre, celui qui blesse tout un pays, au travers de ses enfants.
Alors que ces nouveaux éléments surgissent, nous sommes tous avec les parents de Julie et Mélissa. Puissent-ils résister au vertige qui doit les happer, face aux tourbillons qui emportent la justice. Auront-ils la force de jouer les chevaliers blancs de la démocratie?
La responsabilité est écrasante. Et des hypocrites espèrent les voir commettre une erreur, enfin, pour les accabler, les discrédité. Les Lejeune et les Russo sont dangereux pour les protecteurs d'un système qui préférerait fuir la transparence, pour mieux exploiter les plus faibles,et préserver la discrétion qui sied à ceux qui, fascinés par toutes les formes de pouvoir, sont les fossoyeurs de la démocratie.
LES ENQUETES CONDAMNEES
Après des semaines, l'état a cherché à sortir de sa tour d'ivoire, avec le discours tenu par le premier ministre lors de la rentrée anticipée du Parlement.
Certes, le ministre de la Justice Stefaan De Clerck, aura, en ces moments difficiles pour le pays, réussi à projeter une image de confiance. L'homme a su trouver les mots justes pour répondre aux angoisses et aux questions des parents meurtris. Par ses visites et ses coups de fil, il a réussi à leur montrer qu'ils n'étaient pas abandonnés par les autorités de leur pays. Le peuple les soutenait depuis les premiers jours de la disparition de Julie et Mélissa, avec une ardeur qui alla crescendo. Mais Jean-Luc Dehaene, lui, n'aura pas trouvé les mots vraiment attendus par les gens de ce pays. Trop habitué à esquiver les problèmes de fond de notre société, le super-as du compromis à la Belge n'a pas marqué de but. Après une minute de silence où les élus de la nation méditèrent, debout, JLD réaffirma la volonté du gouvernement de voir aboutir toutes les enquêtes, ainsi que l'enquête sur l'enquête, dans le cas de Julie et Mélissa (voir l'article de Philippe Brewaeys).
Il a admis que les lois n'étaient pas un aboutissement, qu'il fallait les appliquer, en dégageant les moyens nécessaires. Le premier a également reconnu que les grandes questions humaines avaient été sous-estimées, par rapport aux nécessités de la gestion d'un pays prenant les coups de la crise de plein fouet, avec ses conséquences sociales tragiques. Ces paroles résisteront elles à la tornade du budget qui se lève? Les explications officielles n'ont pas satisfait Gino Russo, le papa de Mélissa, qui regrette qu'aucun parlementaire n'ait pris contact avec les familles, au moment où elles leur écrivaient. Seuls Pierrette Cahay et Olivier Deleuze ont tenté d'apporter quelque chose de vraiment neuf, lors du débat, a encore déclaré M. Russo à l'agence Belga. Gino Russo doute de l'enquête sur l'enquête et pense que Julie et Mélissa auraient pu être sauvées, à maintes reprises.
Pour ces parents, cette hypothèse est une torture à laquelle seule la vérité, totale, pourra mettre un terme. Ensuite seulement, il sera possible de restaurer quelque chose qui ressemble à de la confiance.
Dutroux devait être protégé
Pour le ministre de la Justice, il n'est pas prouvé que Dutroux ait bénéficié de protections au parquet de Charleroi. Comment expliquer, alors, le fait que toutes les suspicions glissaient sur le libéré conditionnel comme l'eau dans le lit d'une rivière? Faut-il incriminer les faibles moyens mis en oeuvre pour encadrer des individus aussi dangereux que le violeur à la camionnette? Le couple de Sars-la-Buissière jouissait d'un confortable revenu mensuel de près de 80.000 francs, aux frais de la sécurité sociale, parce que le Hainaut, comme les autres provinces, manque d'inspecteurs pour traquer ces abus. Le fonctionnaire chargé du cas de
Dutroux se déplace en train et à vélo, parce que ses frais de voiture ne sont pas remboursés. Et il a quand même réussi l'exploit de couper les vivres de Dutroux en juillet. Autant de faits qui prouvent que beaucoup de choses sont à changer, dans le système belge, où les gens de bonne volonté ne manquent pas, alors qu'eux, manquent des moyens les plus élémentaires. Dutroux, qui amassait les millions en toute impunité, n'avait pas les problèmes logistiques des fonctionnaires devant appliquer des lois devenues virtuelles.
LA PJ DE CHARLEROI EN ÉTAT DE CHOC
Autre fait à souligner, dans l'affaire Dutroux, la libération de Thierry De Haan, le chef du service fraudes de la Royale Belge. Ce cadre garde la confiance de son entreprise, informée de la transaction menée avec Gérard Pinon et l'inspecteur principal Zicot pour récupérer le camion valant 4,5 millions volés par Weinstein et Rochow. Le véhicule était remonté à la surface dans le garage de Pinon, mais Zicot avait mentionné sur son PV que le véhicule se trouvait sur la voie publique. Une prime avait été payée, de manière indirecte, par la société d'assurances, pour récompenser l'informateur. Il s'agit de la somme de 150.000 francs versée pour les dégâts occasionnés au hangar!
Selon l'agence Belga, M. De Haan traitait une poignée de dossiers de ce type. Un procédé qui montre qu'une zone sombre existe entre les lois et leur application.
Protéger un informateur est une attitude réaliste, mais qui peut se retourner contre ceux qui l'adoptent. Pour les défenseurs de l'inspecteur Zicot, c'est tout simplement la réalité de la vie quotidienne de l'enquêteur aux prises avec le milieu. Et revient la lancinante question concernant M.Zicot, dont le mandat d'arrêt a été re-confirmé en chambre du conseil: Ripou ou policier efficace? Cette interrogation a provoqué des ravages au parquet de Charleroi, en semant le doute et la suspicion. Plusieurs membres de la PJ et de la gendarmerie ont été interpellés dans le cadre d'une opération Zoulou ordonnée par Neufchâteau. Le domicile d'un commissaire principal de la PJ de Charleroi, André Vanderhaegen, a été fouillé alors même que le policier était entendu, à sa demande, à Neufchâteau, audition suivie d'inculpation de recel et de violation du secret professionnel. Il n'a pas été placé sous mandat d'arrêt. A la PJ de Charleroi, c'est la stupeur! Au même moment, la réputation de la gendarmerie se ternissait, avec les premiers résultats de l'enquête sur l'enquête et une conférence de presse où l'État-Major tentait de se disculper avant même la séance de la Chambre... Dans ce labyrinthe où les Belges errent en se demandant à quelle institution se fier, à quelles certitudes tenter de se raccrocher, vient de tomber une information qui clôtle dossier de l'enlèvement de Rachel Legeard et Séverine Potty, de Nandrin. Les deux jeunes filles retrouvées groggy, épuisées, dans un bois proche de Cologne, avaient monté un scénario pour couvrir une fugue à Cologne qui s'est très mal terminée. Comment ces deux jeunes filles ont-elles osé inventer une aussi piètre excuse, alors que la tension était extrême, après que l'on ait exhumé les corps de Julie et Mélissa, An et Eefje?
LA BELGIQUE AU BORD DU VIDE, ATTEND DES ACTES
L'affaire montre que le climat est tendu. Et l'enlèvement des deux jeunes filles de Bouillon brouille encore les cartes, alors que l'on s'interroge: acte d'un fou voulant voler un peu de la gloire noire de Dutroux, ou tentative d'intimider les enquêteurs qui veulent remonter toutes les pistes, et qui sont protégés en permanence? On en est là, et toutes les autres informations, même si l'enquête ne laisse pratiquement rien filtrer, paraissent dérisoires, par rapport au sort de nos enfants. La récente rentrée scolaire, avec ses classes surchargées, conséquences du plan Onkelinx, ne fait rien pour les rassurer. Et, dans des institutions chargées de protéger la jeunesse, on a peur des prochaines coupes sombres dans les budgets et l'emploi. Il faudra plus que des discours et autres déclarations de bonnes intentions pour persuader les Belges que les vrais problèmes de la société sont pris en compte. Il faudra des paroles fermes, suivies d'actes. On attend.
Marcel Leroy.
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