mercredi 4 mars 2009

Bruxelles la blanche («LE SOIR» 21 octobre 1996 pg 2)


Bruxelles la blanche

 

La marée blanche a submergé la ville.

Avec solidarité et dignité pour seuls mots d'ordre.

« LE SOIR » du lundi 21 octobre 1996 page 2

 

Onze heures du matin. Trois heures avant le début de la manifestation. Ils sont déjà plus de vingt mille rassemblés le long du boulevard Léopold II et le boulevard Jacqmain. Et les gares n'en finissent pas de rejeter leurs vagues humaines.

 

Vers 12 h 30, il n'est déjà plus possible d'approcher du podium où doivent parler les parents, organisateurs de la marche. Ballons blancs par milliers, visages grimés de blanc, casquettes blanches où l'on a fixé une photo de Julie et Mélissa, vêtements blancs et surtout des fleurs.

Des oeillets, des roses blanches, des marguerites... Les gens sont venus en famille ou entre voisins, des quatre coins du pays. Pas de banderoles, pas de cris.

Certains arborent sur leur dos ces quelques mots: «Pour un contrat de confiance avec le politique». Les très rares calicots visibles sont quasi tous flamands et sont très durs à l'égard de la Justice. «Justice pourrie, Justice mafia, Justice, le chagrin des Belges ou encore

Sire, votre table ronde tourne fou». Ces banderoles sont concentrées dans un petit groupe venu d'Anvers, qui a aussi amené des tambours. Lorsqu'ils commencent à siffler et à frapper leurs tambours à la manière d'une marche militaire, des manifestants interviennent aussitôt: «La marche doit être silencieuse».

Peu après 13 heures, les parents prennent la parole:

 

- Quand d'étais petite, on me disait toujours que la foi déplace des montagnes et je ne comprenais pas ce que cela voulait dire. Aujourd'hui, je le comprends, lance Marie-Noëlle Bouzet sous un tonnerre d'applaudissements.

 

-Vous êtes la chaleur de notre pays, dit le père d'An Marchal qui annonce qu'après la marche blanche, il poursuivra, avec les autres parents, la résistance, si on me laisse faire, ajoute-t-il.

 

PARTOUT, LA FOULE

 

Enfin, Nabela Benaïssa, la sœur de Loubna, visiblement émue explique: Nous avions une petit oiseau de neuf ans et demi qui a quitté le nid et depuis nous l'attendons. Elle ajoute : Je vais à présent parler dans une langue qui est aussi celle de beaucoup de gens ici: l'arabe. Elle se fait applaudir à tout rompre. De fait, de très nombreuses familles marocaines, en djellaba blanche, participent à la manifestation.

Mes enfants sont et seront des citoyens belges, nous explique un Marocain, entouré de ses quatre enfants. Je veux qu'ils puissent vivre dans un pays où la Justice ne méprise pas les plus faibles, comme elle le fait maintenant.

Sabine avance alors sur le podium. Elle pleure et n'arrive qu'à lancer un bref merci avant de disparaître. La chanson de Yves Duteil, «Pour les enfants dumonde entier», chantée par le même petit François lors des

obsèques de Julie et de Métissa, remplit la place de l'Yser. Certains chantent, d'autres pleurent. Le silence est brusquement impressionnant.

A 13 h 30, les parents se fraient difficilement un passage pour prendre la tête de la manifestation. Mais très vite, on se rend compte que la «marche» deviendra une immense «occupation» de la ville. Pressés par l'ampleur de la foule, les gens envahissent toutes les rues avoisinantes et les artères parallèles aux boulevards du centre. Ce n'est plus un cortège qui se déplace le long du boulevard Emile Jacqmain mais quatre ou cinq, tout aussi compacts.

La foule est quasiment immobile, puis soudain, au loin, une rafale d'applaudissements qui déboule vers la place de Brouckere. Une trentaine de policiers bruxellois tentent péniblement de fendre la foule.

En cercle, ils protègent - tant que faire se peut - Nabela et Gino Russo qui avancent péniblement.

 

- Continuez, crie-t-on de la foule... On est avec vous... on vous aime... Courage...

Comme une madone, Nabela sourit, et illumine la foule d'un regard qu'elle offre à chacun comme un précieux cadeau. Je savais qu'il y aurait du monde, dit-elle, mais à ce point. Ça fait vraiment chaud au coeur.

Gino Russo la suit, avec le regard souriant mais triste qui lui dévore les traits depuis la Cour de cassation. C'est vrai qu'on est fatigués. J'étais à bout...mais regardez autour de vous... ce sont eux qui rechargent mes batteries.

- Tenez bon, lui crie-t-on pour la millième fois dans la foule.

- Vous aussi, répond-il, et si vous êtes là, nous on tiendra.

Puis la foule les ballotte, les bouscule, les emporte, les dévore. Des milliers de mains se tendent vers eux. Pour leur tendre un billet, un poème, une longue lettre. Un peu plus loin, Marie-Noëlle Bouzet, la maman d'Élisabeth Brichet, surgit du magma. Elle aussi, la houle l'emporte. Elle aussi, elle offre son sourire et des tonnes de courage à tous ceux qui l'appellent...

- Oui, ils attendent beaucoup de notre part; oui, c'est une pression énorme sur nos épaules. Mais regardez-les.' c'est le bon peuple qui veut qu'on cherche nos enfants, qu'on trouve la vérité. Je ne sais pas combien de gens se sont rassemblés, mais ils sont si nombreux que cela n'a plus d'importance. Maintenant, la balle est dans le camp des politiques.

 

-Jean-Denis Lejeune est l'un des derniers à déchirer la foule. Comme les autres, tout montre qu'il a sa place ici parmi ces gens, qu'il est d'entre eux. II est submergé. Par l'émotion, la fatigue, le bonheur. Cela se voit dans ses yeux rougis, dans son sourire stupéfait.

- Je n'imaginais pas. Je n'osais pas croire ça. C'est vrai qu'on est fatigués... mais pas déprimés. Pour tous ces gens aussi, on ira jusqu'au bout. Ce qu'on va faire maintenant ? Ben.., moi je voudrais bien boire un petit verre!

Puis soudain, un torrent de sentiments envahit Jean-Denis Lejeune qui lâche: C'est le plus beau jour de ma vie... après la naissance de ma fille.

 

Et pendant ce temps-là, la gare du Nord continue à se vider de ses voyageurs. André, venu de Namur, a attendu une heure et demie sur les quais avant de pouvoir monter dans un train.

 

Puis une demi-heure encore avant d'arriver à quitter la gare. J'aurais peut-être dû venir en vélo ? S’interroge-t-il. Il est alors trois heures et il est évident qu'il lui faudra encore attendre pas mal de temps avant de pouvoir rejoindre le cortège. Sur le podium, des organisateurs s'efforcent de faire patienter les dizaines de milliers de personnes qui se pressent encore tout le long des boulevards. On diffuse les messages enregistrés des parents.

On lance les derniers chiffres de participation: « Nous sommes 275.000! Vous pourrez dire: nous y étions. Nous avons participé à un événement d'une portée mondiale ».

A quatre heures et quart, l'un d'eux lance: «La marche se disloque. Merci d'être venus ». Les derniers marcheurs ne sont alors toujours pas partis.

Place de la Constitution, la marche se termine. Les premiers convois filent sur le pont qui enjambe le boulevard de Stalingrad. Les conducteurs de train sonnent de grands coups de klaxon. Sur la place, la foule salue ceux qui partent déjà, et des fenêtres du train, des centaines de mains s'agitent pour dire «au revoir».

DES FLEURS SUR LE GIROPHARE

Dans les couloirs de la gare, des milliers de personnes continuent de s'engouffrer vers les voies. Mais la foule se compresse. Il y a trop de monde. Quelques cris, puis des gens qui manquent d'air, d'autres qui prennent peur. Quatre-vingts personnes devront être soignées; quelques-unes seront même - par prudence évacuées en ambulance.

Dehors, sur la place, un autre incident déchaîne la colère de quelques marcheurs. Un inconnu a garé une remorque publicitaire sur la place. Sur chaque face du support, une grande affiche avec les noms des disparues... mais il en manque un. Pourquoi a-t-on « oublié » Loubna ? Écrit un jeune au stylo feutre.

Un peu plus loin, trois Opel Kadett blanches de la police de Bruxelles attendent l'arrivée des familles des victimes, pour les conduire chez le Premier ministre. Les marcheurs y déposent leurs bouquets un à un.

Place Louise, à quelques pas du palais de Justice, le second incident de la journée se noue.

Quelques dizaines d'enragés se massent à un barrage de la gendarmerie et crient leur haine, leur rage contre la justice. Ils lancent quelques pavés, des bouteilles, des oeufs vers les forces de l'ordre. Mais les gendarmes ne leur répondent pas et la tension disparaîtra bientôt d'elle-même.

Complètement perdue dans la foule, une petite vieille tient deux bouquets de marguerites dans ses mains.

- Pouvez-vous me dire où je peux trouver les mamans de Julie et de Mélissa pour leur remettre mes fleurs. Elle s'appelle Françoise et explique qu'elle n'a plus manifesté depuis la question royale. J'étais contre le Roi, tient-elle à préciser. L'ampleur de la foule l'effraie visiblement et elle se réfugie dans une encoignure de porte: Vous savez, la pédophilie, cela ne date pas d'aujourd'hui, murmure-t-elle. Mais avant, on n'en parlait pas.

Il n’y avait même pas de moins pour ça. Mais je peux vous le dire: ça existait. Et elle s'en va, avec ses marguerites.

 

ALAIN GUILLAUME et MARTINE VANDEMEULEBROUCKE

 

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Police et gendarmerie rassurées

« LE SOIR » du lundi 21 octobre 1996 page 2

Manifestation quasi spontanée et dépourvue de l'encadrement traditionnel (service d'ordre, notamment) des défilés habituels, la «marche blanche» avait suscité les plus vives craintes au sein de la police et de la gendarmerie, chargées de prendre en main son organisation. Dimanche soir, les porte-parole des deux corps pouvaient dire leur soulagement: à part quelques incidents isolés, tout s'était finalement bien déroulé, conformément aux voeux des parents des enfants disparus ou assassinés et à ceux exprimés tant par le roi Albert Il que par le Premier ministre Jean-Luc Dehaene.

Voici le bilan chiffré de la «marche blanche »

Participants. Les comptages effectués par la gendarmerie sur l'axe Nord-Midi admettent un nombre de participants « supérieur à 220.000 personnes ».

Ce chiffre ne tient toutefois pas compte des nombreux marcheurs qui ont défilé en dehors  de l'itinéraire initialement prévu. Les comptages de la gendarmerie s'effectuent par hélicoptère (la densité de la foule est calculée et reportée à la longueur du trajet emprunté) et /ou par comptage de « lignes » : des gendarmes comptent le nombre de lignes comptant X marcheurs passant devant un point fixe.

 

Transports. Plus de 100.000 personnes ont rallié Bruxelles par train. 6.600 véhicules se sont garés sur les parkings de dérivation aux entrées de la ville. Leurs occupants ont emprunté les transports en commun (gratuits dimanche après-midi). Deux cents autocars ont été recensés par la gendarmerie.

Interpellations.

Une quarantaine d'interpellations ont été effectuées. Elles concernent principalement des membres du PTB (Parti des travailleurs de Belgique). Par ailleurs, quelques voitures garées dans le quartier du Sablon ont été victimes de vandales. Une dizaine de perturbateurs ont été interpellés. Quelques jets, d'oeufs et de pierres,

sans conséquences, se sont produits au palais de Justice.

 

Enfants perdus.

Treize enfants perdus ont été accueillis au centre spécialement aménagé au commissariat de Bruxelles. Près de la moitié d'entre eux portaient, autour du cou, un carton affichant leur identité. Leurs parents avaient suivi les recommandations données par la police de Bruxelles. Ces enfants ont rapidement été remis à leurs parents.

 

Croix-Rouge.

La Croix-Rouge avait mobilisé 400 personnes, 35 ambulances et une soixantaine d'autres véhicules.

C'est la plus grosse mobilisation depuis la mort du roi Baudouin. Les 80 interventions effectuées ont débouché sur 20 hospitalisations dues à des chutes, des crises d'asthme, des hypoglycémies, ou des hypothermies. L'affluence de voyageurs à la gare du Midi a provoqué en fin d'après midi, rue de France, une bousculade qui a nécessité l'intervention de 6 ambulances.

 

M. M.

 

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Cinquante six trains spéciaux

 

« LE SOIR » du lundi 21 octobre 1996 page 2

 

La SNCB avait prévu 30 trains spéciaux pour transporter les participants à la marche blanche. Elle a dû en ajouter 26. Tous étaient complets. En tout, la SNCB a vendu 86.000 billets spéciaux, auxquels il faut ajouter les billets week-end et les abonnements réguliers.

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Les motards manifestent

« LE SOIR » du lundi 21 octobre 1996 page 2

Environ 3.500 motards, venus d'un rassemblement de motards organisé à La Louvière, sont venus manifester samedi après-midi à Bruxelles pour affirmer leur soutien aux familles des enfants victimes d'actes de pédophilie.

Les motards ont fait halte près de la station de métro Arts-Loi, à deux pas du parlement. Ils se sont également rendus devant le palais de Justice, tous phares allumés et klaxonnant à tout rompre. Ils y ont été interpellés par les personnes qui veillaient sur les marches du palais depuis l'arrêt de la Cour de cassation de lundi. Une délégation de motards a remis une lettre au palais royal à l'attention du roi Albert Il.

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Comptage

« LE SOIR » du lundi 21 octobre 1996 page 2

 Interrogée par la RTBF à propos du succès de la manifestation, la maman d'Élisabeth Brichet, Marie-Noëlle Bouzet, a déclaré: Je ne sais pas combien nous sommes. Je ne suis pas un délégué syndical qui compte les points.

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En retrait

« LE SOIR » du lundi 21 octobre 1996 page 2

Ce week-end, l'hebdomadaire «Dimanche matin» rendait compte des difficultés rencontrées par la famille de Sylvie Carlin avec l'ASBL Marc et Corine, dont les parents de Julie et Mélissa se sont publiquement désolidarisés. Ma femme les a contactés et ils lui ont demandé de vendre des poupées au profit de leur ASBL. Elle a été deux fois à Liège, et à ses frais, pour chercher ces poupées et elle a fait deux brocantes pour les vendre. Tout l'argent leur a été envoyé, déclarait le beau-père de Sylvie dont la maman précisait: Grâce aux poupées, j'ai récolté 15.000 francs. Je n'ai jamais rien reçu en retour.

L'ASBL n'était pas représentée officiellement à la marche de dimanche. Son vice-président, Jean-Pierre Malmendier, ne s'est pas rendu à Bruxelles, «retenu par une importante réunion».

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L’affaire Liekendael

 

« LE SOIR » du lundi 21 octobre 1996 page 2

Le même «Dimanche matin» rappelait une «erreur» commise autrefois par le procureur général de Cassation Mme Liekendael, qui a requis le dessaisissement du juge Connerotte.

Il y a treize ans, Mme Liekendael, alors « simple» Avocat général à la cour de Cassation avait eu à statuer dans une affaire d'accident de bateaux survenus sur l'Escaut.

Le pilote (un fonctionnaire de l'Etat) qui effectuait la manoeuvre avait commis une erreur. La jurisprudence constante en la matière reportait sur la tête du capitaine du navire la responsabilité de l'accident.

Et contre toute attente, Mme Liekendael avait estimé que la responsabilité du pilote (donc celle de l'État) était engagée.

 Cette interprétation très large de la jurisprudence avait coûté à l'État belge plus de 30 milliards de francs.

 

 

 

 

 

 

 

 

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