La longue marche pour la vérité
« Soir Illustré » du mercredi 2 octobre 1996 pages 34,35 et 37
Les Belges craignent que la vérité n'arrive jamais au grand jour malgré les discours officiels
Seule la clarté totale sur l'affaire Dutroux, et ce qu'elle a révélé sur les maux de nos institutions, rétablira la confiance. Alors que les personnages les plus officiels s'enferment dans les discours, les gens ordinaires revendiquent le droit de parole.
La Belgique espérait le retour de son Roi, dans la tourmente d'août, alors que la révélation des crimes de Dutroux transformait l'été, en cauchemar. L'émotion suscitée par la mort de Julie et Mélissa fut portée à son comble, quand on retrouva les corps d'An et Eefje, à Jumet, au terme d'une attente pareille à un interminable calvaire. Au même moment, les questions sur l'enquête permettant de penser que l'on aurait pu sauver les petites amenaient les citoyens à douter de leurs institutions. Toute une confiance s'effritait soudain, et ce sentiment fut démultiplié encore par l'évolution de l'affaire Cools. Comme le parquet de Neufchâteau sauvait l'honneur de la justice, des pistes autrefois étouffées redevinrent crédibles. Deux hommes apparurent au-dessus de la mêlée, alors: le procureur du roi Michel Bourlet et le juge d'instruction Jean-Marc Connerotte
(un sondage publié par Het Laatste Nieuws montre que 96,9 % des Flamands font confiance au procureur Bourlet, et qu'autant rejettent l'ex-ministre Wathelet, tandis que 90 % se méfient de la juge Ancia, le ministre De Clerck obtenant un résultat moyen. 95 % des flamands ne veulent pas que l'on touche au procureur Bourlet, 88% pensent qu'on ne le laissera pas aller jusqu'au bout. 76 % veulent un contrôle indépendant de la Justice). Les gens savent que ces deux hommes-là sont capables d'aller jusqu'au bout de leur mission, malgré les embûches qui peuvent entraver leur marche.
LE ROI VOULAIT-IL RENTRER AU PAYS?
D'autres personnalités, en parallèle, sont sorties de l'ombre où l'État avait pris l'habitude de reléguer les victimes. Ces parents blessés dans leur chair, blessés dans leur avenir, soutenus par toute une population, ont compris qu'ils portaient notre espoir à tous. Celui de voir débattre des problèmes les plus graves en toute clarté, loin de compromis empêchant notre démocratie de réfléchir en profondeur aux questions les plus lancinantes (le baromètre politique de La Libre Belgique indique un recul de la confiance accordée aux partenaires de la coalition gouvernementale). Ainsi, le fonctionnement de la justice, à propos des affaires qui s'enlisent dans un faux oubli: tueurs du Brabant, Cools, et d'autres dossiers encore. Mais d'autres angoisses pour l'avenir renforcent ces craintes. L'emploi qui n'en finit pas de sombrer, l'école attaquée de front, la fiscalité touchant ceux qui se tuent à payer leurs impôts, et protégeant les plus puissants (par exemple, les centres de coordination). Il y aussi ces lois que l'on fait semblant d'appliquer, sans leur donner les budgets pour les mettre en oeuvre.
La Belgique attendait donc le retour d'Albert II, alors que le drame se déployait. Notre Souverain aurait-il voulu revenir? Personne ne répondra jamais à cette question. L'attitude du Roi, après son retour, constitue cependant une forme de réponse. Selon l'hebdomadaire Pan, le Premier ministre Jean-Luc Dehaene se serait opposé à ce désir d'être proche de tout un peuple.
En revenant chez lui, en quittant sa villa de Châteauneuf-de-Grasse, le Roi aurait mis en évidence l'absence flagrante du chef du gouvernement. Le Premier avait, il est vrai, chargé le ministre de la Justice de rassurer le pays. Stefaan De Clerck aura relevé partiellement cet exploit en étant tout simplement humain, droit, juste. Il est allé voir les parents, a assisté, perdu dans la foule émue, aux funérailles. Il a pris ses responsabilités, devant le Parlement, comme il vient à nouveau de le démontrer à Dublin, lors d'un sommet réunissant les ministres européens de la Justice.
LES LOURDS SILENCES DU PREMIER
Jean-Luc Dehaene; lui, n'a pas voulu - pas osé parler avec le coeur, corseté dans cette rigueur toute budgétaire qui le marque. Il s'accroche aux 3% conduisant à l'Euro, et un monde se déchire sur ce chiffre. Que restera-t-il de la Belgique sociale, après ces budgets dévastateurs? Il ne nous appartient pas de donner des leçons, bien évidemment, aux technocrates qui nous gouvernent. Ils sont imbattables dans ce domaine. Parce que nous sommes sur le terrain, avec les gens, nous pouvons dire que le fossé se creuse, entre les élus et ceux qui les choisissent pour les représenter. Pas question, ici, de mettre tout le monde dans le même sac. Dans le monde politique comme dans tous les autres milieux, il y a ceux qui se satisfont des apparences et ceux qui veulent voir la réalité en face, et qui agissent, comme ils le peuvent.
C'est aussi le miracle belge. Mais, si ce que Pan a dit est vrai, (des démentis officiels et laconiques ont éludé la question...) alors le roi Albert II aurait été manipulé par un homme qui a trop perdu le sens du terrain social, hormis les terrains de foot et son potager, les deux bottes secrètes qui lui permettent d'éluder les grandes questions, celles qui engagent une société. L'obstination du bulldozer Dehaene n’a pu rassurer. C'est fini.
AGIR EN CITOYENS
Forcément, Gino Russo et Jean-Denis Lejeune, le papa de Mélissa et celui de Julie, prennent une autre dimension, intensément humaine, face aux personnages officiels. Ils ont été reçus, longuement, par le
Roi, qui se veut plus proche des citoyens. Ces parents foudroyés qui ne veulent pas donner de leçons balaient les discours lénifiants, et leurs paroles prennent un poids exceptionnel, résonnent dans nos âmes, nous invitent à redevenir des citoyens, ainsi que nous l'avons écrit et répété, dans ces colonnes.
Ils sont dignes, ces personnages devenus symboliques. Ils n'appellent pas à la vengeance, rejettent toutes les tentatives de récupération, disent qu'ils ne veulent pas se mêler de politique. Ce n'est pas leur rôle. Eux, ils entendent exercer jusqu'au bout le droit de contrôle démocratique appartenant à tout citoyen. Peut-être avions-nous oublié ce devoir...
Jean-Denis Leieune n'avait de leçons à recevoir de personne quand, dans la geôle où avaient été torturées Julie et Mélissa, il retrouva, tracé au crayon de l'écriture de son enfant qu'il aimait, ce prénom: Julie. On comprend que les Lejeune et les Russo, les Marchal et les autres, ne puissent se satisfaire du langage habituel. Ils seront avec la maman d'Élisabeth Brichet, qui a lancé l'idée d'une marche pour la vérité.
Cette grande manifestation se déroulera à Bruxelles dans les prochaines semaines, nous a confirmé Carine Russo.
Aurait-on pu sauver leurs enfants ? Pourquoi ne l'a-t-on pas fait ? Qui est responsable?
Quelles mesures prendre, d'extrême urgence? A ces questions, il faudra des réponses.
Marcel Leroy.
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L’OMBUDSMAN DES ENFANTS
« Soir Illustré » du mercredi 2 octobre 1996 pages 34,35 et 36
Claude Lelièvre publie « Les Ailes de la Liberté », un document fondé sur des récits d'enfances volées.
Au Soir illustré, nous avons soutenu depuis le début le combat essentiel mené par Claude Lelièvre, le Délégué général aux Droits de l'Enfant. En créant cette fonction d'ombudsman des enfants, la Communauté française a donné à un fonctionnaire le droit d'ouvrir les dossiers les plus sombres, sans tabou. Depuis sa prise de fonction, Claude Lelièvre s'est identifié à son travail, qu'il exerce avec une équipe aussi motivée que lui. A la réflexion, Claude Lelièvre a beaucoup de points communs avec le procureur Bourlet et le juge Connerotte. Avec ses grandes moustaches et son sens de la justice, il va au bout de ses recherches, pour protéger le plus faible. Pas étonnant non plus que le livre que Claude Lelièvre a écrit en collaboration avec notre confrère Jean-Claude Matgen, de La Libre Belgique, soit préfacé par Marie-France Botte. Depuis des années, leur combat est commun, pour protéger les enfants du monde entier. Nous connaissions les rapports annuels du délégué, toujours bourrés d'informations, dressant de durs constats, dénonçant les dysfonctionnements des institutions, avec courage et lucidité. Dans Les Ailes de la Liberté, Lelièvre fait rapport sur des enfances volées. Un livre clair, qui permet de mieux comprendre, en partant du récit des victimes.
UN CITOYEN AU DESSUS DE TOUT SOUPÇON
Un de ces témoignages nous frappe plus particulièrement. Il concerne un citoyen jugé au-dessus de tout soupçon. Cet éducateur intelligent, occupant de hautes fonctions touchant à la protection de la jeunesse et de l’enfance, membre du cabinet de l’aide à la jeunesse, avait dirigé des homes. Le suicide d’une ancienne victime de ce pédophile déclencha un courageux témoignage.
Claude Lelièvre pris le dossier à cœur et le mena jusqu’à la justice, qui réagit promptement. Un procès, suivi d’un autre examen en appel, a scellé ce dossier terrible. Le pédophile au dessus de tout soupçon,condamné à dix ans de prison,écrit de temps en temps à l’ombudsman des enfants pour tenter de s’expliquer,pour comprendre aussi ce qui a motivé ses actes. Le repentir vient trop tard. Avant, jouissant de son pouvoir, l’homme important abusait des plus faibles. L’ouvrage évoque aussi les disparitions d’enfants, il est d’ailleurs dédié à la mémoire de Julie et Mélissa et de tous les autres gosses disparus. Lelièvre fut aux côtés des Lejeune et des Russo dès les premiers jours, quand le soutien officiel était inexistant. Il a partagé le fardeau de leur peine, et les aide dans leur combat pour la vérité totale dans l’affaire Dutroux.
L’ouvrage aborde également le problème des enfants du divorce, montré sous une lumière crue provoquant l' écoeurement et la réflexion.
ENFANTS EN PRISON
La violence, cependant, peut émaner de l'État lui-même. La Belgique emprisonne toujours des enfants, bien qu'elle ait été condamnée par la cour européenne des Droits de l'Homme. Problèmes de budgets, surpopulation des prisons, des arguments ne résistant pas à l'analyse sérieuse.
En 1994, la Belgique comptait 347 femmes détenues, dont 13 nourrissons ou enfants hébergés avec leur maman. Plus de 7.000 personnes sont derrière les barreaux dans notre pays; 16.000 enfants, chaque année, sont confrontés à l'incarcération d'un de leurs parents. Pensons aux enfants de Marc Dutroux et Claude Lelièvre. Quel avenir pour eux ? Il est également question du placement des enfants. Grande question, qui sera débattue lors d'un prochain Écran Témoin (voir article en page 63). Entourer les enfants en danger, dans leur milieu familial, demande de vrais moyens, mais tous les homes ne sont pas humains.
Un ultime récit donne la clé du titre du livre. C'est aussi le nom d'une fondation destinée à aider les enfants abusés. Lucie, frappée d'une grave maladie évolutive, violée à l'âge de 8 ans, a vécu des souffrances hors du commun. C'est elle qui a trouvé ces beaux mots Les Ailes de la Liberté. Ils nous font penser à un coup de fil reçu au Soir illustré. Une mère, approchant de la quarantaine, tremblait en se souvenant de l'homme qui avait abusé d'elle, alors qu'elle avait à peine 18 ans.
Cet homme, dont le nom a été cité dans des affaires judiciaires, hante ses pensées. Cette femme vit avec le souvenir atroce d'une initiation à l'amour qui l'a salie à jamais. Aujourd'hui, elle a peur. Elle voudrait que d'autres parlent, pour se joindre à eux, moins seule, enfin, et sortir du cauchemar, au nom de l'amour qu'elle porte à son mari et à ses enfants.
Marcel Leroy.
« Les Ailes de la Liberté ». Récits d'enfances volées. Par Claude Lelièvre et Jean-Claude Matgen. Éditions Luc Pire.
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